Barabbas (1961) de Richard Fleischer avec Anthony Quinn, Silvana Mangano, Vittorio Gassman, Jack Palance, Ernest Borgnine (Editions Sidonis Calysta)

© Sidonis Calysta

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Au début des années 60, et en dépit du gros succès que fut Les Vikings, Richard Fleischer a encore du mal à être reconnu à Hollywood. C’est donc vers l’Europe qu’il se tourne en réalisant deux films pour Zanuck, l’un à Paris (Drame dans un miroir) tandis qu’il se rendra en Irlande, en France et en Côte d’Ivoire pour Le Grand Risque. L’expérience n’est pas concluante et les tournages ne sont pas de tout repos dans la mesure où Zanuck cherche avant tout à sortir des véhicules pour sa « muse » Juliette Gréco et qu’il se montre à la fois jaloux et très interventionniste pendant les tournages.

C’est d’Italie que viendra alors le salut pour Fleischer puisque Dino de Laurentiis lui propose de mettre en scène Barabbas, film à grand spectacle qui s’inscrit dans le registre des péplums ayant le vent en poupe à Hollywood (Ben-Hur de Wyler, Spartacus de Kubrick) et de l’autre côté des Alpes.

Le film débute au moment de le coutume pascale consistant à demander à la foule de libérer un prisonnier. Lorsque Ponce-Pilate propose au peuple de Jérusalem de choisir entre Jésus-Christ et le bandit Barabbas, c’est évidemment ce dernier qui obtient une grâce (sinon, le visage de l’Histoire de l’humanité aurait été considérablement modifié). Dès lors, Richard Fleischer va relater la destinée de ce personnage hanté par celui qui a été condamné à sa place et qui apparaît dès lors comme une sorte de double symbolique.

Lorsque Barabbas va retrouver ses anciens compagnons, ceux-ci improvisent une sorte de cérémonie profane où le bandit rejoue de manière grotesque le calvaire du Christ jusqu’au moment où il est couronné d’une panière au lieu de la fameuse couronne d’épines. Mais à la liesse qui suit cette libération va succéder un « chemin de croix » assez similaire, au fond, à celui qui a été crucifié. Nicolas Tellop le souligne fort bien dans son essai, l’une des grandes caractéristiques du cinéma de Fleischer tient à cette manière d’ausculter les profondeurs de la psyché humaine. En ce début des années 60, il s’agit d’interroger la question de l’altérité et, particulièrement celle qui se trouve nichée au cœur même de l’individu. Ainsi, dans Le Voyage fantastique, l’expédition menée à l’intérieur d’un corps humain représente bien cette quête de « l’autre » qui est en nous. Dans Barabbas, cette quête met en scène la lutte du corporel et du spirituel : le Christ représentant en quelque sorte l’autre face de ce bandit attaché à la seule jouissance terrestre. Pourtant, le film de Fleischer ne joue pas la carte de la révélation sulpicienne et c’est plutôt sous le signe du doute qu’il est placé. A un moment donné, Barabbas demande aux premiers chrétiens vivant dans la clandestinité pourquoi « Dieu ne se montre pas plus clair lorsqu’il envoie ses messages ». Le parcours du bandit ne tend pas à une rédemption mais prouve en fin de compte qu’on est toujours seul avec l’Autre qui est en nous. Le cinéaste l’illustre de façon merveilleuse lors de la séquence où Barabbas, devenu gladiateur à Rome, affronte le terrible Torvald (Jack Palance). Tout le découpage de la mise en scène tend à le montrer seul, à la fois face à son adversaire mais également au centre de l’arène, proie de tous les regards. Après avoir été écrasé par des plans d’ensemble en plongée ou par la figure démente de Torvald filmée en majesté dans son char, Barabbas parvient à faire chuter son adversaire et les pouces baissés de la foule et de l’empereur l’obligent à une mise à mort. Pour la première fois, Fleischer filme son personnage en contre-plongée. L’environnement disparaît et il ne reste plus que lui et sa conscience, avec le ciel bleu pour unique décor. La scène renvoie d’ailleurs à ce moment où son ami Sahak (Vittorio Gassman), chrétien convaincu, avait refusé d’exécuter la sentence de mort promise à un adversaire vaincu. Barabbas est désormais seul avec sa conscience, il hésite mais finalement tue Torvald. Il n’y a donc aucune « révélation » mais seulement un homme qui doute et chemine lentement du terrestre vers le spirituel.

Ce qui se joue dans Barabbas, c’est un combat entre l’ombre et la lumière. Barabbas assiste au calvaire de Jésus et il est d’abord aveuglé par l’éclat du soleil avant qu’une éclipse plonge le décor dans l’obscurité. L’intelligence de Fleischer est de ne pas jouer sur l’imagerie biblique mais d’adopter le point de vue subjectif de son personnage. Le Christ devient une sorte de silhouette abstraite et l’image en miroir de Barabbas. Que ça soit dans la mine de soufre où il se met un bandeau sur les yeux pour ne pas les brûler ou lors de l’incendie de Rome, de nombreuses scènes sont construites autour de ce regard. Et entre l’œil crevé de Kirk Douglas dans Les Vikings ou l’héroïne aveugle du génial Terreur aveugle, on sait que cette question du regard est primordiale chez Fleischer où l’individu doit constamment lutter contre les ténèbres qui l’environnent.

Ces ténèbres, Barabbas les affronte durant son chemin de croix : au cœur des mines ou encore dans les catacombes romaines où il s’égare. A la ligne droite qui irait de la dépravation à la rédemption, Fleischer préfère un parcours chaotique où le personnage s’égare constamment sans véritablement trouver une solution qui ne peut être qu’en lui-même.

La réussite du film tient à ce que le déploiement colossal des moyens du grand spectacle (pour ma part, je confesse ne pas être féru de péplum et j’ai trouvé que celui-ci n’était pas totalement exempt de quelques longueurs) ne cherche au fond qu’à montrer un cheminement intérieur. Soit pour trouver une lumière au bout d’un tunnel sombre, soit – au contraire- pour se faire aveugler par l’éclat d’un soleil qui ne fait que masquer les ténèbres qui nous entourent…

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