David Fincher : l’obsession du mal (2021) de Juliette Goffart (Marest Editeur, 2021) Disponible en librairie depuis le 11 juin 2021

La banalité du Mal

Contrairement à Juliette Goffart, j’ai mis beaucoup de temps avant d’apprécier le cinéma de David Fincher. Par exemple, je n’ai découvert Se7en qu’il y a une dizaine de jours (après tout, je n’ai que 25 ans de retard !) et j’ai toujours trouvé ses premiers essais trop tapageurs et plein d’esbroufe, qu’il s’agisse de The Game, du surestimé Fight Club ou de l’exercice de style Panic Room. Il a fallu The Social Network et, surtout, la découverte de son chef-d’œuvre (Zodiac) pour que mon regard change et mon appréciation évolue (au point d’avoir envie de redonner une chance aux premiers titres susnommés).

En s’attaquant à l’œuvre du cinéaste, Juliette Goffart n’a pas choisi la facilité dans la mesure où cette filmographie, bien que relativement restreinte (11 films et deux séries), a déjà suscité beaucoup d’écrits : au moins trois essais en langue française (dont celui de Guillaume Orignac) et un numéro dédié de la revue Eclipses. Il fallait donc un angle d’attaque fort et original pour revisiter l’univers de Fincher.

Pour l’essayiste, ce point de départ sera le serial killer, une figure qui hante les films du réalisateur, de John Doe dans Se7ven jusqu’aux criminels de la série Mindhunter en passant par le tueur du Zodiac. Juliette Goffart débute donc son ouvrage par un petit glossaire des tueurs en série, à la fois au sens strict du terme mais également ceux que l’on peut englober de façon symbolique sous cette définition (exemplairement, Mark Zuckerberg dans The Social Network). Ce parti-pris aurait pu être anecdotique mais il s’avère passionnant car il propose un tableau d’ensemble clair et parlant de l’œuvre globale. Il s’agira ensuite pour l’autrice de partir de ce canevas général pour étayer sa démonstration et mettre en valeur les motifs qui parcourent ce cinéma.

"Chez Fincher, le serial killer est toujours producteur de fiction. C'est un metteur en scène diabolique, un grand Satan tirant les ficelles depuis l'ombre du hors-champ, transformant le monde en un réseau de signes mystérieux ; il agit comme un virus extrêmement contagieux, risquant d'emporter dans sa folie le héros impuissant, remettant en question jusqu'à sa virilité : et c'est un triste miroir que le cinéaste promène le long du chemin, confrontant la société à sa propre monstruosité."

La plus grande qualité de l’essai réside dans la fluidité de son argumentation et la pertinence de ses hypothèses. Le serial killer est d’emblée associé à la figure du metteur en scène maléfique qui organise les signes afin de distordre le réel, de faire entrer ses victimes dans sa toile (au sens arachnéen du terme mais aussi au sens d’« écran de cinéma »). Juliette Goffart interroge le statut de l’image chez Fincher et la manière ludique (et diabolique) dont ses tueurs en série l’utilisent. Elle confronte ce rapport aux images avec les grands cinéastes démiurges également obsédés par le Mal : Hitchcock, Lang, Welles, De Palma…

Elle s’attache ensuite à la manière dont les tueurs en série fincheriens procèdent pour élaborer leurs mises en scène : l’utilisation des médias (voir Gone Girl), l’importance de l’écriture (la litanie des péchés capitaux inscrite sur les murs quand les inspecteurs découvrent une nouvelle victime) et de la parole (le débit intense de Zuckerberg dans The Social Network).  

Sans jamais perdre son fil d’Ariane, Juliette Goffart s’intéresse à la manière dont cette mise en scène du serial killer se propage comme un virus, ce qui lui permet d’appréhender de manière assez fine les caractéristiques du style Fincher : son travail sur le montage, son goût pour le numérique lui permettant d’accentuer le caractère irréel des visées de ses démiurges qui tentent de projeter sur le monde un imaginaire perturbé. Et ce que montre bien l’essayiste, c’est que le caractère monomaniaque du tueur en série finit par agir comme un miroir d’un monde chaotique, dominé par le Mal. Un Mal qui prend les atours les plus banals (le tueur de Se7ven s’appelle John Doe comme « l’homme de la rue » de Capra) et qui reste terriblement humain.

David Fincher : l’obsession du mal séduit donc par cette manière d’analyser très clairement mais non sans profondeur l’œuvre entière à l’aune d’une figure. Une figure à la fois terriblement concrète et pourtant fuyante (voir les trous noirs qui parcourent Zodiac et qui provoquent l’obsession chez les enquêteurs) qui n’a pas fini de hanter l’Amérique.  

Retour à l'accueil