Bong Joon-ho : des chimères et des hommes (sous la direction de Yann Calvet et Hélène Valmary). Revue Éclipses n°68, Juin 2021

Bong en avant

En sept longs-métrages (et une palme d’or à Cannes pour Parasite), Bong Joon-ho est devenu l’une des figures les plus incontournables du cinéma coréen. Ce n’est donc que justice si l’excellente revue Eclipses lui dédie aujourd’hui un numéro entier et revisite en profondeur cette œuvre à la fois ancrée dans l’Histoire de son pays (l’authentique affaire criminelle de Memories of Murder, les liens compliqués avec les Etats-Unis dans The Host…) mais possédant également une visée internationale (Snowpiercer, Okja).

Dans la mesure où la ligne éditoriale de la revue est très universitaire (cela dit sans la moindre connotation péjorative) et plutôt pointue, il vaut mieux connaître en amont l’œuvre étudiée. Je remarque, à titre individuel, que cette publication m’emballe beaucoup plus lorsqu’elle aborde des cinéastes que je connais (relativement) bien (Forman, Varda ou Bong aujourd’hui) que ceux qui me sont assez étrangers (Ocelot). Et même si une ou deux contributions frisent parfois le verbiage (« L’objet de cet article consistera à interroger, au travers de quelques motifs récurrents, cette connivence entre dispositifs d’images et figures d’organismes en lutte, connivence qui reformule une politique du vivant à la surface des images et trouve dans leur circulation, leur composition et leur puissance métamorphique la loi esthétique de la malléabilité et de la résilience du vivant. »), l’ensemble s’avère de très haute tenue et propose une approche constamment (ou presque) stimulante du cinéma de Bong Joon-ho.

Comme d’habitude, les auteurs s’appuient sur des moments précis des films et les nombreux photogrammes qui illustrent les articles permettent d’étayer des thèses rigoureusement construites et pertinentes. C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison que je suis un peu moins convaincu par les rares contributions qui jouent la carte de l’approche purement théorique et philosophique. Sans doute parce que je ne possède pas les armes conceptuelles pour les appréhender mais aussi parce qu’il me semble que dans ces cas, le film sert davantage d’illustration à une démonstration préétablie plutôt que d’être véritablement analysé comme objet artistique.

Mais encore une fois, ce tout petit bémol ne concerne qu’un ou deux textes alors que le reste est passionnant. La revue s’ouvre sur des analyses centrées sur les caractéristiques de la mise en scène chez Bong Joon-ho et particulièrement son « inventivité narrative et visuelle ». Tandis que Saad Chakali revient de manière probante sur la fonction du rire chez le cinéaste, un « rire monstrueux » et carnavalesque qui ne désamorce pas le caractère tragique des œuvres mais fonctionne avec lui. C’est aussi ce que montre Antoine Gaudin dans son texte sur « l’art du piksari », un terme qui « sert à désigner l’irruption d’une soudaine dimension comique et absurde à l’intérieur de séquences a priori inscrites dans une tonalité émotionnelle dramatique, ou à l’inverse, d’un élément de pathos inattendu dans une scène a priori dévolue au registre de la comédie. ». En s’appuyant sur des exemples précis dans Barking Dogs Never Bite, Memories of Murder et The Host, l’auteur parvient à saisir quelque chose de profondément juste de ce qui peut nous toucher chez le cinéaste. D’un point de vue plus « formel », Yann Calvet revient sur les tensions à l’œuvre chez Bong en se basant sur la manière dont il joue du surcadrage et de la profondeur de champ.

Dans un deuxième temps, une série de trois textes perspicaces s’intéressent aux lieux chez le metteur en scène, notamment le motif du tunnel (Michaël Delavaud) ou l’organisation verticale de sa mise en scène qui culmine dans Parasite (entre le sous-sol et la maison bourgeoise). Ce goût pour une certaine verticalité (y compris dans un film aussi « horizontal » que Snowpiercer où les différents wagons représentent pourtant les différents barreaux de l’échelle sociale) traduit la dimension politique du cinéma de Bong et c’est ce que la troisième partie (« Norme et marge) tente de définir, notamment à travers ce que Daphnée Guerdin appelle « le cycle de la disparition » (The Host, Snowpiercer et Okja) : « A partir de The Host, débute chez Bong Joon-ho une succession de critiques à l’encontre de nombreux aspects du capitalisme, allant de la société du spectacle à la dénonciation des écarts de classes sociales, en passant par les dérives écocides engendrées par la surproduction. »

Enfin, pour finir, les contributeurs étudient les questions de la matière et de l’animalité dans ce cinéma, avec un texte particulièrement sagace s’appuyant sur les matériaux filmés par le cinéaste, notamment cette tension entre la structure (comment ne pas songer à la géométrie des lignes du pont sur le fleuve Han dans The Host ?) et l’informe, le visqueux. Très séduit également par le texte de Roland Carrée qui s’intéresse à The Memories in My Frame, le film de fin d’études du cinéaste. Dans ce court-métrage, le cinéaste dresse déjà un parallèle entre l’enfant et le chien disparu qu’il recherche. Pour l’auteur, ce film annonce à la fois des caractéristiques thématiques de l’œuvre à venir (le rapport aux animaux, la question de la mémoire et de la rémanence du passé) mais également stylistiques avec une manière de jouer avec le cadre et d’élargir l’espace, « permettant tout autant l’enfermement que l’évasion et étant également le lieu de transition temporelle entre le présent et le passé, mais aussi entre le réel et le fantasme. »)  

On l’aura compris : ce numéro d’Eclipses nous offre une belle approche de l’œuvre de Bong Joon-ho qu’il explore de manière transversale pour en restituer de manière particulièrement intelligente la teneur si particulière.

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