L’An 01 (1973) de Jacques Doillon avec Gérard Depardieu, Miou-Miou, Romain Bouteille, Coluche, Gébé, Cavanna, Professeur Choron, Cabu, Thierry Lhermitte, Gérard Jugnot, Henri Guybet. (L.C.J Editions) Sortie le 22 septembre 2021

© L.C.J Editions

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Lorsqu’on connaît la teneur de l’œuvre bâtie par la suite par Jacques Doillon (remarque qui, d’ailleurs, ne préjuge en rien de ses grandes qualités), le spectateur d’aujourd’hui persiste à avoir un peu de mal à considérer L’An 01 comme son premier film[i]. Plutôt que de « film », il vaudrait mieux parler d’aventure collective puisqu’à l’origine du projet, il y a une bande-dessinée de Gébé dont les planches paraissaient chaque semaine dans Charlie-Hebdo. Désireux de prolonger cette œuvre par d’autres moyens, Gébé en appelle aux bonnes volontés pour inventer de nouvelles choses, pour proposer de nouvelles idées et de faire de l’utopie de L’An 01 une réalité. Ayant par ailleurs rencontré Jacques Doillon à l’occasion d’un court-métrage, les deux hommes se lancent dans l’aventure du long-métrage et parcourent la France pour rencontrer des gens, des communautés (nous sommes dans l’après-68 et avant la crise pétrolière de 1973 : les utopies et autres communautés hippies ne sont pas encore rentrées dans le rang) et tourner au jour le jour les scènes qui constitueront L’An 01.

Au bout du compte, plus qu’un récit homogène, le film est une succession de saynètes illustrant le principe fédérateur de la BD : « on arrête tout, on réfléchit et ça n’est pas triste ». On perçoit néanmoins une progression qui s’effectue en trois temps : d’abord ce qu’un des personnages appelle « les préliminaires » avec un ras-le-bol général et la volonté de vivre autrement : ne plus prendre le même train qui conduit quotidiennement aux mêmes boulots abrutissants (pléonasme), ne plus obéir à d’odieux petits chefs, ne plus perdre son temps et sa vie à essayer de la gagner… Une grande manifestation à vélo annonce les prémices d’une révolte douce, non-violente, basée sur le refus d’obtempérer et la volonté d’inventer à chaque instant de nouvelles manières de vivre. Dans un deuxième temps, c’est la proclamation officielle de « l’an 01 » et la désertion généralisée. Les médias ne diffusent désormais plus la parole officielle et ce nouvel art de vivre gagne peu à peu toute la population et s’étend à l’étranger, ce qui nous vaut deux courtes séquences situées à New-York (signée Alain Resnais) et une autre en Afrique tournée par Jean Rouch. La première est sans doute la plus « cinématographique » de l’ensemble avec ce krach boursier souligné par une série de zooms sur de hauts buildings puis par une épidémie de silhouettes dégingandées qui se jettent dans le vide comme dans un dessin de Folon. Enfin, dans un dernier temps, Doillon et Gébé s’attachent aux nouveaux comportements en l’an 01. Soit par le regard moqueur sur un passé absurde et proche : la visite d’un supermarché devenu musée de la Laideur ou ce délicieux moment où le couple Miou-Miou/Guybet fait sonner le réveil à six heures, pour faire comme avant, et tout éteindre à nouveau et se rendormir paisiblement après un fou-rire irrésistible.

Il faudrait presque citer toutes ces petites « capsules » tant elles traduisent à merveille l’utopie imaginée par le génial Gébé : remise en question du travail, de l’armée, des médias pour une démobilisation générale absolument grisante et qui n’a rien perdu de sa pertinence à l’heure de la « start-up » nation et des nouveaux esclavagistes ayant pour nom Amazon ou Uber. Entre la scène où tout le monde jette ses clés par les fenêtres au son d’une chanson entonnée par François Béranger et celle où Gotlib ouvre les portes des prisons (puisqu’il n’y a plus de propriété, il n’y a plus de voleurs), L’An 01 regorge de trouvailles et transpire l’air d’une époque où tout était possible et où l’on croyait encore à des moyens de vivre autrement. Avec une certaine avance, Doillon et Gébé annoncent la crise écologique en cours et les ravages créés par la pub, les médias et le contrôle par l’image, notamment dans cette scène très drôle où toutes les figures historiques de Charlie-Hebdo/Hara-Kiri (Choron, Cavanna, Cabu, Delfeil de Ton) incarnent d’odieux conspirateurs voulant mettre un terme à la belle utopie en cours.

Près de 50 ans après sa réalisation, L’An 01 demeure l’une de plus belles odes au « pas de côté » jamais tournées au cinéma. Il ne reste plus maintenant qu’à tenter l’aventure et le mettre en pratique…

 

[i] Affirmation qui mériterait d’être nuancée dans la mesure où même si le cinéaste adoptera un style beaucoup plus dramatique voire tragique, la question de l’utopie n’a pas été totalement évincée de son cinéma, notamment lorsqu’il s’agit de vivre des histoires d’amour atypiques : Les Doigts dans la tête, La Drôlesse

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Bonus

La politique d’édition de L.C.J éditions a fait un remarquable bond qualitatif depuis quelques temps. Une fois de plus, l’éditeur nous propose un très beau Mediabook avec un copieux livret signé Marc Toullec (on pardonnera à l’auteur quelques raccourcis et approximations, notamment dans son introduction générale sur le « cinéma engagé » français), une magnifique copie restaurée qui, par ailleurs, bénéficie de l’audiodescription et du sous-titrage pour sourds et malentendants. A cela il convient d’ajouter un documentaire qui revient en un peu moins d’une heure sur l’aventure de L’An 01. Jacques Doillon en personne raconte sa rencontre avec Gébé et la manière dont s’est goupillé le film. Pacôme Thiellement et Yves Frémion s’attardent avec précision sur la singularité de l’art de Gébé tandis que François Ruffin, filmé dans ce qui semble être les locaux du Chat qui fume, établit une certaine continuité entre la révolte des Gilets jaunes et celle des utopistes de l’An 01

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