Le caméléon
Steven Soderbergh, anatomie des fluides (2021) de Pauline Guedj (Playlist Society, 2021)
Steven Soderbergh est vraiment un cas à part au sein de l’industrie du cinéma hollywoodien. Sacré jeune prodige à 26 ans après avoir reçu la Palme d’or à Cannes pour son premier long-métrage (Sexe, mensonges et vidéo en 1989), le cinéaste ne va plus cesser, dès lors, d’aller où on ne l’attend pas, alternant films à gros budgets portés par les plus grandes stars (Erin Brockovich, la trilogie Ocean’s Eleven…) et petites productions indépendantes (Bubble, The Girlfriend Experience…), séries télévisées et films tournés avec des smartphones (Paranoïa)… D’un côté, il refuse l’étiquette de l’auteur au style immédiatement reconnaissable, préférant se définir comme un « caméléon », de l’autre, il n’hésite pas à mettre la main à la patte en assurant, en plus de la réalisation, la photographie, le cadre et le montage de ses films tout en les produisant pour la plupart.
Pauline Guedj résume la méthode Soderbergh de cette manière : « Un artiste versatile, pragmatique, dont la carrière n’est pas dictée par une direction esthétique prédéfinie, mais plutôt par une méthodologie du cinéma qui fait de chaque film une expérience unique, déterminée à la fois par la teneur de l’histoire et par l’aventure du tournage. »
La gageure de cet essai, c’est de parvenir à trouver une cohérence et des lignes de force au sein de cette œuvre protéiforme (trente-cinq films quand même, sans compter les séries). S’appuyant sur de nombreuses sources (notamment les propos du cinéaste), Pauline Guedj développe une argumentation à la fois pertinente et stimulante, parvenant à extraire les principaux enjeux de cette filmographie avec un remarquable esprit de synthèse. Synthèse qui ne signifie jamais ici simplification et qui n’empêche pas une certaine profondeur dans la réflexion.
L’autrice procède en trois temps. Dans un premier temps, elle s’empare des réflexions de Deleuze autour de « l’image-mouvement » pour s’intéresser aux caractéristiques du style de Soderbergh au niveau du cadre, du découpage et du montage. L’analyse est fine et montre comment Soderbergh s’adapte aux contraintes de son histoire pour ériger « pour chaque nouveau projet un ensemble de règles relatives au positionnement de sa ou ses caméras ». Le style découle du projet et non l’inverse, évitant par exemple l’excès d’héroïsation dans Erin Brockovich ou, au contraire, jouant de l’artifice dans Ocean’s Eleven. En décortiquant les principes de mise en scène adoptés par le cinéaste, Pauline Guedj montre les fils qui relient ses œuvres à l’Histoire du cinéma (Soderbergh a d’ailleurs réalisé plusieurs remakes, qu’il s’agisse d’A fleur de peau, d’Ocean’s Eleven ou Solaris), mais aussi comment il parsème de références ses films et fait dialoguer les siens entre eux. Elle montre également comment le montage chez Soderbergh influe sur la narration et permet au cinéaste d’arpenter les flux de la mémoire (lire à ce titre la remarquable analyse de L’Anglais).
Dans un deuxième temps, il s’agit pour l’essayiste d’interroger la question du corps au sein de ce cinéma. Passionné de sport, Soderbergh s’intéresse à la réalité de la performance sportive et à la véracité des corps qu’il montre, qu’ils soient féminins (Piégée ou The Girlfriend Experience) ou masculins (Magic Mike). Par ailleurs, cet intérêt pour le corps lui permet de les inscrire dans une réalité sociale et de se pencher, dans cette optique, sur le corps des prolétaires (Magic Mike, Bubble) ou des Noirs (la série The Knick, High Flying Bird).
Enfin, Pauline Guedj propose une réflexion sur les flux mis en œuvre chez Soderbergh, qu’ils soient géographiques ou humains. Cinéaste du Sud, le réalisateur a toujours gardé un point d’attache dans cette région des Etats-Unis qu’il filme régulièrement. Mais à travers des films comme Traffic ou Contagion, il s’intéresse également aux flux liés à la mondialisation, parvenant d’ailleurs à conjuguer l'intime avec le global. Circulation de la drogue, des virus, de l’argent sont au cœur des thématiques de Soderbergh et en font un observateur privilégié de notre monde contemporain (revoir Contagion aujourd’hui est une expérience assez saisissante).
De mon côté, j’avoue que j’ai toujours suivi l’œuvre du cinéaste avec intermittence, sans réel enthousiasme et sans réelles (grosses) déceptions (si on met à part son médiocre Kafka). C’est peu dire que le remarquable essai de Pauline Guedj me donne envie de m’y replonger et de la (re)découvrir plus en profondeur.