Engrenage fatal
La Semaine d’un assassin (1972) d’Eloy de la Iglesia avec Vicente Parra, Emma Cohen, Eusebio Poncela (Éditions Artus Films)
La sortie chez Artus de La Semaine d’un assassin, plus connu sous le titre trompeur de Cannibal Man, peut laisser espérer un regain d’intérêt pour un cinéaste fort méconnu en France : Eloy de la Iglesia. Si les amateurs de cinéma « bis » et fantastique connaissent quelques-uns de ses films puisant dans certains éléments du genre (par exemple, La Bal du vaudou avec Sue Lyon et Jean Sorel), le reste de son œuvre reste très peu diffusée et n’est appréciée que par quelques cinéphiles éclairés.
Cinéaste attaché à certaines thématiques sociales (les dysfonctionnements de la société espagnole, la délinquance juvénile, l’homosexualité…), il doit dans un premier temps composer avec les restrictions imposées par la censure franquiste avant de pouvoir réaliser des œuvres plus frontalement provocatrices après la mort du caudillo et la transition démocratique dans son pays.
La Semaine d’un assassin reste son film le plus célèbre en France et l’un des rares à avoir été distribué de ce côté des Pyrénées. Il témoigne de la manière qu’eut Eloy de la Iglesia de se raccrocher à certaines caractéristiques du « cinéma de genre » (même si, en l’occurrence, l’expression ne veut strictement rien dire, surtout pour un film pareil) pour injecter dans son œuvre une bonne dose de critique sociale et d’obsessions (le voyeurisme, l’homosexualité latente…)
Marcos (Vicente Parra) coule une existence monotone entre les abattoirs où il travaille et la petite maison qu’il partage avec son frère au cœur d’une sorte de grand terrain vague ; une sorte de no man’s land sordide où poussent néanmoins de grands gratte-ciels. Alors qu’il rentre d’une soirée avec sa petite amie Paula (la délicieuse Emma Cohen, vu dans l’excellent Al otro lado del espejo de Jess Franco), il tue accidentellement un chauffeur de taxi agressif. Refusant de se livrer à la police, il met alors le doigt dans un engrenage fatal qui va le pousser à éliminer tous les témoins successifs de ses crimes.
Ce qui frappe d’emblée dans La Semaine d’un assassin, c’est le caractère réaliste du récit. Entre l’éprouvante séquence de l’abattoir où les bêtes sont imperturbablement égorgées et découpées et le quotidien triste de Marcos dans un environnement misérable, Eloy de la Iglesia nous propose une vision de l’Espagne à l’opposé de celle véhiculée par la propagande franquiste pour attirer les touristes sur les plages. L’abattoir peut même être envisagé comme une métaphore du régime franquiste, l’image d’un pays qui sous le vernis des traditions (les quelques allusions à l’emprise du catholicisme, la famille…) et d’une modernité en pleine expansion (les grands immeubles) tente de faire oublier les morts qu’il a cherché à camoufler, à l’instar de Marcos tentant de faire disparaître les cadavres en les apportant en morceaux à l’usine et en les mélangeant avec les restes bovins utilisés pour faire de la soupe.
Construit comme un film de serial-killer où les meurtres se succèdent en une spirale infernale, La Semaine d’un assassin s’éloigne pourtant constamment des conventions du cinéma horrifique. Marcos n’agit ni par plaisir, ni par intérêt mais par une sorte de fatalité qui pèse sur ses épaules (il veut éviter la prison). Eloy de la Iglesia parvient à restituer de manière impressionnante la pesanteur de ses actions : il faut d’abord tuer, puis porter les corps, les découper (hors-champ). Il y a ensuite l’odeur, les mouches, les chiens errants qui viennent s’agglutiner devant sa porte… Rarement on aura senti de manière aussi prégnante l’odeur de la mort et une certaine folie qui s’empare du personnage et que le cinéaste traduit par la bande sonore : le tic-tac obsédant d’un réveil, le bourdonnement des mouches… A travers la trajectoire de son assassin, c’est tout une existence sans horizons que dévoile le cinéaste. Le portrait d’un homme seul pour qui le travail n’apporte rien (une scène assez amusante le montre lors d’un entretien avec son patron mais il est ailleurs, reluquant les jambes de la secrétaire), pour qui le mariage apparaît comme un leurre frelaté et l’amour une chimère inatteignable… Que les meurtres touchent essentiellement les proches et la famille (au sens élargi) de Marcos témoignent d’une certaine manière de la charge explosive de l’œuvre contre cette institution.
Alors que le cadre d’ensemble est d’un réalisme frappant, presque pasolinien à certains moments (ces jeunes prolétaires qui jouent au foot dans des terrains vagues), Eloy de la Iglesia développe en parallèle une étrange histoire d’amitié entre Marcos et Nestor, un jeune bourgeois habitant un de ces fameux gratte-ciels. Nestor représente le point de vue omniscient du cinéaste. C’est son regard (il a une vue imprenable sur la maison de Marcos qu’il épie à l’aide de jumelles) qui ouvre le film et qui, à l’aide de panoramiques, (une figure de style que l’on retrouvera régulièrement, notamment lorsque Rosa balaie la maison de Marcos du regard et comprend ce qui s’est passé) apporte un contrepoint au récit. Témoin privilégié, il se lie pourtant avec cet assassin sur lequel il porte un regard plein de désir (la caméra glisse parfois le long de son corps partiellement dénudé). Désir qui culminera le temps d’une séquence onirique où les deux hommes se retrouvent dans une piscine la nuit (l’eau pour purifier des odeurs de mort qu’exhale la maison de Marcos, en dépit des désodorisants et des parfums qu’il utilise). En ce sens, Nestor est à la fois le révélateur des secrets cachés de l’Espagne franquiste (« fait les disparaître », dit-il à Marcos lorsque celui-ci évoque de « mauvais souvenirs », phrase que le spectateur peut aussi interpréter comme une invitation à faire disparaître les cadavres gênants) et le deus ex machina d’un récit dont il semble tirer les ficelles et sur lequel il imprime une certaine forme de désir (cette homosexualité qui sera de plus en plus prégnante dans son cinéma).
La Semaine de l’assassin parvient à maintenir constamment un équilibre entre un regard critique particulièrement acerbe sur la réalité de l’Espagne franquiste et des contrepoints oscillant entre l’humour très noir (l’enchaînement inéluctable dans l’horreur) et échappées fantasmatiques. Une œuvre atypique, singulière et réussie qui donne envie de découvrir le cinéma d’Eloy de la Iglesia.
***
NB : Artus a, une fois de plus, très bien fait les choses en proposant à la fois le montage américain du film et la version la plus complète existant actuellement (1h47 alors que l’œuvre a été charcutée et ne durait parfois qu’1h30). Pour accompagner les deux disques (BR et DVD), un livret très complet sur le film signé David Didelot qui mêle avec brio présentation informative très riche et analyses pertinentes de l’œuvre. En suppléments des galettes, Gaspar Noé revient sur l’importance qu’a eu pour lui ce film (qu’il voit d’ailleurs plus comme une « comédie noire »). Nul doute que des films comme Carne ou Seul contre tous lui doivent beaucoup. Enfin, Emmanuel Le Gagne présente aussi l’œuvre d’Eloy de la Iglesia avec un enthousiasme communicatif et propose une analyse fine et détaillée du film.