Franco folies
99 Women (1968) de Jess Franco avec Maria Rohm, Maria Schell, Herbert Lom, Rosalba Neri, Mercedes McCambridge
Justine ou les infortunes de la vertu (1968) de Jess Franco avec Romina Power, Jack Palance, Klaus Kinski, Maria Rohm, Howard Vernon, Rosalba Neri, Mercedes McCambridge, Akim Tamiroff
Le Trône de feu (1970) de Jess Franco avec Christopher Lee, Maria Rohm, Margaret Lee, Maria Schell, Howard Vernon
La nouvelle salve de trois films de Jess Franco que nous proposent les décidément indispensables éditions Artus correspond au moment où le cinéaste entame une fructueuse collaboration avec le producteur anglais Harry Alan Towers. Neuf films naitront de cette entente et permettront au réalisateur de bénéficier de budgets plus conséquents. A l’encontre des idées reçues sur sa présumée incompétence ou ses mises en scène bâclées, Franco aura les moyens de prouver qu’il savait parfaitement confectionner des films « normaux » et livrer des œuvres soignées si besoin.
De cette période et sur ces trois films en particulier, nous pourrions dire qu’elle a été placée sous le signe de Sade, l’un des auteurs fétiches du cinéaste. Tout d’abord parce qu’il en proposa plusieurs adaptations : Justine ou les infortunes de la vertu, bien entendu, mais également Les Inassouvies (Eugénie), adaptation de La Philosophie dans le boudoir. Mais aussi parce que dans le cadre d’autres genres, il a repris à son compte d’autres éléments sadiques que l’on trouvera à la fois dans 99 Women ou Le Trône de feu lorsque certaines prisonnières sont ligotées, fouettées et torturées mais aussi, de manière plus profonde, lorsqu’il s’agit de montrer le triomphe du vice sur la vertu (Cf. la fin très sombre de 99 Women où le personnage humaniste incarné par Maria Schell est abandonné à la fois par sa hiérarchie mais aussi par les prisonnières qu’elle a tenté d’aider).
Ce sont d’ailleurs ces éclats sadiques qui donnent à des œuvres parfois assez classiques (Le Trône de feu) leur singularité et cette touche inimitable propre au cinéma de Franco.
99 Women constitue la première incursion de Jess Franco dans un sous-genre qui lui sera cher : le film de prison pour femmes (« WIP » pour Women in prison en anglais). Au cours des années 70, notamment lorsqu’il travaillera avec le redoutable producteur Erwin C. Dietrich, le réalisateur deviendra un vrai spécialiste avec des titres qui, de Femmes en cage à Sadomania en passant par Greta la tortionnaire et Des femmes pour le bloc 9 font toujours saliver. Reposant sur un certain nombre de conventions immuables (crêpage de chignon entre détenues, matonnes cruelles, punitions sadiques…), ces WIP films peuvent connaître des aménagements de lieux, qu’il s’agisse du couvent ou encore de l’asile psychiatrique comme dans Frauen ohne Unschuld.
Mais alors que Franco fera par la suite preuve d’une certaine exubérance dans l’érotisme et la cruauté, 99 Women reste un film relativement sage et plutôt soigné. J’avais d’ailleurs été déçu à la première vision mais de le revoir dans une belle copie restaurée m’a permis de le réévaluer. Si le film comporte quelques scories qui traduisent le côté « bis » de l’entreprise (la belle prisonnière incarnée par Rosalba Neri qui se balade constamment avec des bas, délicieuse coquetterie que nous avions tort de croire impossible dans un pénitencier à la discipline si stricte), il demeure assez tenu et presque classique. Le dernier tiers, une tentative d’évasion à travers la jungle, relève même du film d’aventures le plus traditionnel.
Condamnée pour avoir tué l’homme qui tentait de l’agresser, Marie (alias n°99) fait la connaissance de ses comparses et apprend vite les règles cruelles qui régissent le pénitencier pour femmes d’ « El castillo de la muerte ». Soumises à la discipline de Thelma Diaz (Mercedes McCambridge), elles font souvent l’objet de punitions accompagnées des pires sévices, au point qu’une des condamnées en meurt. Ces nombreux accidents incitent les autorités à envoyer une enquêtrice, Léonie (Maria Schell) qui va tenter de bousculer les règles en vigueur et faire preuve d’une humanité peu commune en ces lieux…
Série B soignée, 99 Women séduit par la manière dont Franco croque ses personnages en exacerbant les conventions, que ce soit du côté des victimes (la brebis innocente incarnée par la diaphane Maria Rohm soumise aux punitions de la geôlière) ou du côté des maîtres : une savoureuse Mercedes McCambridge en matonne particulièrement cruelle ou un impérial Herbert Lom (l’inoubliable inspecteur Dreyfus de la saga La Panthère rose) qui incarne ici un implacable gouverneur ne résistant pas à jouir des faveurs de ses ouailles.
Le film manque peut-être un peu de ce grain de folie qui caractérise les grands Franco (Vampyros Lesbos, Venus in Furs, La Comtesse noire…) mais pose les jalons d’un univers fantasmatique qu’il ne va par la suite cesser de développer. Davantage que dans les sévices plutôt soft, c’est à la fin du film que Franco retrouve Sade lorsqu’il montre les prisonnières se détourner de la gardienne humaniste. La vertu n’est jamais récompensée et il ne peut y avoir « d’humanité » dans le cadre d’une prison. Le cinéaste se place davantage du côté des émeutières qui se révoltent et qui crachent à la figure de leurs bourreaux…
Le Trône de feu relève d’un sous-genre qui connut quelques sommets, notamment dans le cadre du cinéma anglais : le film d’inquisition (avec comme pierre angulaire Le Grand Inquisiteur de Michael Reeves). Franco livre ici un film historique soigné, s’appuyant sur le contexte des luttes intestines pour la couronne britannique pour s’intéresser aux méfaits du juge Jeffreys, grand persécuteur des rebelles et chasseur de sorcières. Christopher Lee, qui avait repris le rôle de Fu Manchu pour Jess Franco, incarne ce bras armé de la justice avec un mélange de souveraine indifférence et de résignation lasse. Comme le souligne justement Stéphane du Mesnildot qui présente brillamment les trois films, il apparaît davantage comme un fonctionnaire zélé que comme un flamboyant meurtrier (comme Price dans Le Grand Inquisiteur).
Avec un arrière-plan pareil, Franco retrouve quelques figures du « W.I.P film » : femmes emprisonnées et torturées afin de leur soutirer l’aveu qu’elles sont des sorcières, geôles sordides et bourreaux particulièrement cruels (on reconnait dans ce rôle un impayable Howard Vernon). Si quelques scènes se révèlent assez brutales (main tranchée, coups de fouet…), l’ensemble reste relativement sage. On notera néanmoins une scène assez étonnante, très « franquiste », où l’héroïne incarnée une nouvelle fois par Maria Rohm lèche les plaies d’une de ses codétenues qui vient d’être torturée. Ce mélange de sang et d’érotisme fait partie de ces fulgurances qui donnent une petite touche personnelle à un film somme toute assez classique. On notera d’ailleurs qu’avec un budget confortable, Jess Franco est capable de livrer une œuvre soignée, mise en scène avec talent et suffisamment rythmée pour préserver le spectateur du moindre ennui.
Existant dans plusieurs versions différentes (comme à peu près tous les films du cinéaste !), les éditions Artus nous proposent une version très complète qui nous vaut quelques passages parlés en allemand, à savoir les scènes supprimées pour le marché britannique.
Ces qualités de mise en scène et cette facture classique permise par un budget confortable, on les retrouve dans Justine ou les infortunes de la vertu, adaptation luxueuse du célèbre roman de Sade. Alain Petit raconte que le cinéaste n’était pas satisfait du résultat car si le film se présente sous les atours d’une coproduction européenne, il a été essentiellement financé par de l’argent américain et Franco dût faire des concessions face au puritanisme de l’Oncle Sam. Franco n’était pas satisfait du choix de son héroïne incarnée par Romina Power. Pour lui, elle est l’inverse de la Justine de Sade et n’aurait pas compris le rôle. Jugement qu’on peut trouver sévère a posteriori car la jeune actrice possède une sorte de naïveté et d’innocence qui conviennent parfaitement au personnage. Même si elle semble parfois un peu extérieure aux drames qui se succèdent, son aspect juvénile renforce le contraste avec la noirceur des actions décrites. Franco regrettait également la nécessité qui lui a été imposée de trahir Sade en proposant une happy end. On sait que dans le roman, Justine meurt foudroyée alors que le film propose une réconciliation avec sa sœur Juliette assez peu crédible.
Néanmoins, malgré ces réserves, il n’est pas interdit de voir en Justine une jolie réussite. Dans la mesure où les excès de Sade paraissent difficilement transposables à l’écran, Franco fait d’autres choix de mise en scène et parvient à rester relativement fidèle au divin Marquis (mais Justine reste l’un des livres les plus soft de Sade) sans pour autant tomber dans l’académisme barbant d’un Claude Pierson (Justine de Sade avec Alice Arno). Le cinéaste arrive à s’approprier le matériau littéraire et à en faire quelque chose de purement cinématographique. A ce titre, la séquence d’ouverture est absolument époustouflante. Le grand Klaus Kinski interprète Sade alors qu’il vient d’être jeté en prison. Sans dialogue mais grâce à un jeu prodigieux de zooms, de va-et-vient entre le flou et à la mise au point, d’un montage se concentrant sur le visage expressionniste de son acteur ; le cinéaste arrive à créer un espace purement mental et cinématographique. L’œuvre est vue réellement comme la parturition d’un esprit créateur. Au cœur de la prison apparaissent soudain des images de femmes nues et enchaînées. Sade peut écrire son œuvre.
Cette expérience du récit comme projection mentale d’un esprit créateur qui parvient à dépasser les murs de sa prison est tout à fait passionnante. Et Franco rejoint en ce sens la thématique principale de Sade, à savoir la toute-puissance de l’imaginaire contre les jougs imposés par la société. Les principales étapes de la trajectoire de Justine sont dès lors illustrées : sa rencontre avec un moine brigand, son engagement comme femme de chambre chez un aubergiste qui veut la prostituer (Akim Tamiroff), l’évasion de prison avec la Dubois (on retrouve la truculente Mercedes McCambridge qui jouait dans Johnny Guitar de Nicholas Ray), l’entrée au service d’un seigneur homosexuel qui veut l’obliger à tuer son épouse, le refuge dans une sorte de monastère où officient de vils libertins…
Ne pouvant adapter littéralement Sade, Franco a parfois recours à un registre comique qui dessert un peu son propos : qu’il s’agisse d’Akim Tamiroff ou de Jack Palance qui se lâche comme jamais en libertin libidineux, les comédiens n’hésitent pas à en faire des tonnes et à insister, parfois un peu trop, sur la dimension comique des situations. Le film séduit davantage lorsque Franco accentue une certaine dimension baroque, jouant avec le grand angle, la profondeur de champ ou les filtres colorés pour rendre davantage prégnant le côté « mental » du film.
Entre classicisme permis par un certain confort apporté par Towers et éclats plus mentaux, plus plastiques, ces trois films marquent une certaine période de transition dans l’œuvre de Franco : une rupture avec ses premiers films plutôt ancrés dans les genres populaires (le fantastique, l’aventure, l’espionnage…) et l’annonce des films plus personnels qu’il tournera avec Soledad Miranda puis Lina Romay. Ils prouvent aussi la richesse d’une œuvre inclassable qu’on n’a pas fini de redécouvrir.