Les différents visages de la censure
Censure & cinéma : Orient (Maghreb-Proche-Moyen-Extrême) (sous la direction de Christophe Triollet). Éditions Lettmotif, collection Darkness, censure & cinéma n°7
Lorsqu’on évoque la question de la censure dans les pays d’Afrique méditerranéenne, du proche, du Moyen et de l’Extrême-Orient, on se situe d’emblée à un autre niveau des formes qu’elle peut prendre en Occident. Dans ce cas, on parle d’avertissement donné à une chaîne indonésienne pour avoir diffusé… Bob l’éponge, de Tom et Jerry interdit en Egypte pour « incitation à la violence », de films déprogrammés ou interdits parce qu’ils abordent la question de l’homosexualité ou de la parole des femmes, de scènes coupées pour complaire aux autorités chinoises ou de certains « blockbusters » interdits dans les pays arabes parce qu’ils sont interprétés par une actrice israélienne (par exemple, l’interdiction de Wonder Woman au Liban). Et tout cela sans parler de cinéastes placés sous contrôle judiciaire en Russie (Serebrennikov), emprisonnés et interdits de tourner en Iran (Jafar Panahi) et sans compter les émeutes en Inde provoquées par le film Padmavati et qui se traduisit par la destruction des décors du film et l’appel au meurtre du réalisateur et de l’actrice principale par un des dirigeants du parti du premier ministre…
A l’occasion de la sortie de ce septième volume de la collection « Censure et cinéma », Christophe Triollet et son équipe nous proposent un panorama riche et varié de ces diverses formes de censure, qu’elles soient politiques (avec le retour de la propagande), sociales ou religieuses (le regain du fondamentalisme dans de nombreuses régions). L’ouvrage aborde à la fois des événements assez célèbres (Albert Montagne revenant sur les démêlés d’Oshima avec la censure au moment de L’Empire des sens qui se conclurent par un retentissant procès) ou les moins connus, à l’image du texte passionnant d’Eric Peretti qui revient sur la trajectoire du cinéaste pakistanais Jamil Dehlavi et les difficultés que connurent ses films à émerger dans un pays agité par de nombreux soubresauts politiques.
Même si certains textes s’avèrent plus « thématiques » (comme l’analyse des films de propagande de Kurosawa par Sébastien Lecocq), l’approche est essentiellement géographique, dressant des histoires de la censure dans divers pays de ces régions : la Tunisie, l’Iran, l’Inde, la Chine, les deux Corées…
On peut alors constater une certaine recrudescence de la propagande, que ce soit chez les nationalistes hindous (et leur violence vis-à-vis de la communauté musulmanes), russes ou encore chinois. Mais cela se double également d’une censure religieuse très active : interdiction de représenter le prophète (Noé d’Aranofsky), de figurer d’autres types de sexualité que celle du couple marié au sein duquel la femme n’a pas son mot à dire (Hassouna Mansouri et Sabina Nasser évoquent la difficulté pour les voix féminines de se faire entendre en Tunisie et en Egypte) et où l’homosexualité est totalement proscrite. Si on peut s’étonner qu’Asal Bagheri ne cite ni Kiarostami, ni Panahi dans son texte sur la censure en Iran, d’autres contributeurs abordent de façon stimulante la manière dont le Tibet ou Hong-Kong doivent faire face à la censure chinoise et par quel parcours du combattant les cinéastes doivent passer pour tenter d’exister.
La Chine, l’un des plus grands marchés mondiaux du septième art, donne lieu à plusieurs textes, qu’il s’agisse d’une étude signée Christophe Triollet sur les interdictions frappant les films fantastiques (voyages dans le temps, fantômes…), sans doute peu compatibles avec le « rationalisme » communiste ou encore leur manière de s’approprier les cadres du cinéma hollywoodien pour se livrer à de la propagande à travers les films de guerre (bon texte de Yohann Chanoir).
La dimension économique de la censure est traitée de façon particulièrement pertinente par Benjamin Campion qui s’intéresse à la politique hypocrite de Netflix dans ces territoires. En effet, la plateforme fait mine de « s’adapter » aux lois des pays où elle diffuse en n’hésitant pas, pour cela, à censurer des œuvres originales et à enlever tout ce qui pourrait fâcher ces gouvernements :
« L’hypocrisie qui consiste à fermer les yeux sur l’autoritarisme d’un régime, puis à s’y conformer par respect des traditions locales une fois sur place est typique de la « neutralité » affichée par Netflix, Facebook et consort. Cibler un marché, c’est déjà prendre position. Cela impose d’assumer une certaine vision de la vie en communauté, ou de se conformer à celle prôner par le pays d’accueil. Que ce soit par le remontage du Love 101 ou par l’annulation (autre forme de censure) d’If Only, Netflix perpétue l’idée que l’homosexualité n’est pas acceptable dans une œuvre de fiction – et par extension, dans la société civile. C’est un postulat fort, qui doit être assumé comme tel. Mais l’on sait bien que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, surtout quand le marché extérieur constitue le seul moyen de rester sur la voie de la croissance. »
Par ailleurs, l’auteur poursuit la réflexion de Stéphane Delorme sur la « sensibilité » du spectateur qui a désormais tendance à se transformer en « susceptibilité » : « Le susceptible n’est pas sensible car il n’est pas sensé. Il est narcissique, catégorique, il juge mal. Le susceptible se sent visé alors qu’il ne l’est pas, il généralise à partir d’exemples singuliers. Si « sensible » ne signifie plus que « susceptible », l’art est menacé. Tous ceux qui se sentiront offensés pourront empêcher, censurer, sévir. » A travers la manière dont les plateformes comme Netflix peuvent adapter leurs contenus à toutes les « susceptibilités », il y a risque pour la liberté d’expression.
Ce risque, qu’il s’exprime à travers les exemples autoritaires des pays d’Orient (au sens large) ou de manière plus diffuse à travers un certain asservissement aux lois du marché et de la rentabilité, c’est ce qui ressort de cet ensemble stimulant et instructif. Preuve, une fois de plus, qu’en matière de censure, rien n’est jamais gagné…