Le Harem (1967) de Marco Ferreri avec Carroll Baker, William Berger

Visages du cinéma italien : 18- Marco Ferreri

Parmi tous les grands cinéastes italiens de la seconde moitié du 20ème siècle, Marco Ferreri est peut-être celui qui a le mieux pris le pouls de son époque et qui a su peindre l’évolution des mœurs avec la plus grande lucidité. Mais ce regard perçant sur le monde occidental ne s’est jamais traduit par un recours au discours de type sociologique ou une approche réaliste. A cette tentation, il a toujours préféré la forme de la parabole visionnaire (La Grande Bouffe, Rêve de singe) ou de la fable caustique et féroce. Ce rare Harem (réalisé en 1967, il ne sortit en France qu’en 1975) relève de la deuxième catégorie et évoque un des derniers longs-métrages de Ferreri : La Chair. Dans les deux cas, le cinéaste se place du côté d’une héroïne qui entend bien vivre selon ses désirs et ne pas se soumettre aux conventions sociales. Mais cette liberté revendiquée finit par se heurter à une forme d’oppression patriarcale qui dévore (au sens propre dans La Chair) les pétroleuses qui n’entendent pas suivre le droit chemin.

Margherita (Carroll Baker, qui après avoir été la « Baby Doll » de Kazan, entamait une fructueuse carrière italienne qui allait la conduire aux gialli de Guerrieri et de Lenzi) décide un beau matin qu’elle ne veut pas épouser son fiancé Gianni. Il faut dire qu’elle fréquente par ailleurs Mike, un américain hâbleur et le plus pondéré Gaetano. Chacun de ces hommes représentent une forme de domination masculine s’exerçant sur les femmes : Gianni incarne une vision traditionnelle de la société bâtie sur le mariage comme sacrement et la famille comme aboutissement naturel des choses, Mike le macho décontracté s’intéresse avant tout à la bagatelle et Gaetano le « libéral » fait mine de comprendre les aspirations de la femme « moderne » mais, de part son comportement, laisse transparaître sa jalousie et son désir de possession exclusive.

Quant à Margherita, ses sentiments sont identiques envers ses trois prétendants. Elle refuse de choisir et tient à sa liberté. D’où l’idée, ferrerienne en diable, du harem. Avec l’aide de son « eunuque » René, elle convoque ses trois amants dans une villa à Dubrovnik et élabore son propre sérail.

A partir de ce moment, la fable se fait de plus en plus grinçante. Si la jeune femme parvient dans un premier temps à ses fins en affirmant ses désirs et en réinventant des rapports amoureux hors de toute convention sociale, à l’image de cette scène où, debout en haut d’une falaise, elle domine ses trois amants grimés en esclaves ; très vite, les lignes bougent et les rapports de domination se renversent.

Un des grands thèmes de Ferreri est celui de la maternité, ce lien qui renvoie indéfectiblement la femme à son état « naturel » et qui permet aux hommes d’en abuser. C’est lorsque que Gianni se débarrasse des pilules de Margherita et qu’elle risque de tomber enceinte que les choses évoluent inéluctablement. Déjà les hommes étaient parvenus, le temps d’une beuverie, à se liguer entre eux. Et plus tard, ils asserviront Margherita jusqu’à une issue que nous ne dévoilerons pas.

Ferreri montre avec une certaine cruauté comment les mêmes mécanismes de domination s’exercent sur les femmes en dépit de la libéralisation affichées des mœurs (liberté sexuelle revendiquée, moyens de contraception plus accessibles…). Le harem, qui pourrait représenter une certaine aspiration vers un « nouveau monde amoureux » (pour paraphraser Fourier) se révèle être un leurre et le lieu où le pouvoir masculin se recompose. En ce sens, le film se révèle plus pessimiste que certaines œuvres plus tardives du cinéaste qui prennent acte de la fin d’une certaine masculinité (l’émasculation finale de La Dernière Femme) ou qui offrent des perspectives plus ouvertes de renaissance (Le Futur est femme). Dans Le Harem, sa vision des rapports de domination/soumission entre hommes et femmes reste marquée par un certain cynisme grinçant et sur le constat d’un échec cuisant quant aux possibilités de renversement de l’ordre social et des traditionnels rapports amoureux.

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