Fred Astaire, la haute société du spectacle (2022) de Timothée Gérardin (Éditions Playlist Society)

Politique du danseur

Il faut un certain aplomb voire même un culot certain pour entreprendre de retracer la carrière de Fred Astaire - qui s’étend tout de même sur près de 50 ans et plus de 40 films- en une petite centaine de pages. Comment saisir ce qui fait la singularité d’une des plus fascinantes icônes du septième art ? Comment parvenir à caractériser le style d’un acteur-danseur dont la carrière débute au début des années 30 à la RKO (où son duo avec Ginger Rogers deviendra mythique) et qui rebondira au cours des années 50 sous la direction de Vincente Minnelli ou Stanley Donen ?

La grande réussite de l’essai de Timothée Gérardin, c’est de parvenir à dresser un portait d’une rare finesse de Fred Astaire en alliant un esprit de synthèse remarquable et une approche analytique pertinente, profonde et constamment stimulante. D’un côté, il évite l’approche trop abstraite et théorique du phénomène Astaire en nourrissant son texte de données factuelles (ses débuts, le rôle prépondérant du chorégraphe Hermes Pan…), de l’autre, il ne se contente pas de l’anecdotique ou d’une approche chronologique des œuvres mais suit une ligne directrice forte qui permet de revisiter sous un angle nouveau la carrière du comédien.

Après la « politique des auteurs » chère aux Cahiers du cinéma, la « politique des acteurs » définie par Luc Moullet, voici la « politique du danseur » et une tentative de définir le phénomène Astaire en s’appuyant sur le concept de « fétichisme de la marchandise » théorisé par Marx et celui de la reproductibilité de l’œuvre d’art selon Walter Benjamin. Fred Astaire a sans doute été l’un des acteurs les plus conscients de sa propre image, allant jusqu’à faire assurer ses jambes (son outil de travail). Timothée Gérardin s’attelle alors à montrer comment le danseur s’est construit sa propre identité au sein de l’industrie hollywoodienne, à la fois comme « marchandise » fétichisée, soignant une image destinée à être reproduite comme « marque » à vendre. En ce sens, Fred Astaire devient un véritable « sous-genre » au sein de la comédie musicale :

« Dans le cinéma, la fétichisation de la marchandise est le fruit de la répétition. Le succès des grands genres hollywoodiens repose sur la reconduction de schémas narratifs et de canons esthétiques. En allant voir un nouveau western, le spectateur attend de retrouver les cow-boys, les paysages du Far West, et les échanges de coups de feu vus dans le précédent. La comédie musicale est un autre de ces genres, dont les films avec Fred Astaire et Ginger Rogers fonctionnent comme un sous-genre avec des ingrédients repris d'une production à l'autre, tels les décors Art déco conçus par le directeur artistique Van Nest Polglase, aux sols noir luisant qui tranchent avec la blancheur des environnements stylisés : un hôtel dans La Joyeuse Divorcée, Venise dans Le Danseur du dessus, un bateau de croisière dans L'Entreprenant Mr. Petrov."

Chapeau haut de forme, costume en queue de pie, nœud papillon et canne : ces accessoires vont définir Fred Astaire comme image immédiatement reconnaissable pour le public. Toute la beauté de son jeu va consister ensuite à jouer avec cette image : soit la consolider et la conforter en inventant par ses chorégraphies des univers qui lui sont propres, contribuant ainsi à alimenter « l’usine à rêves » hollywoodienne ; soit en offrant un regard distancié sur ladite industrie et sa propre image (comme on le voit dans Tous en scène, par exemple). L’intelligence de la démonstration, c’est de souligner que les choses ne sont jamais séparées artificiellement et peuvent se répondre de manière naturelle. Puisqu’il a débuté son essai sous l’égide de Marx, Timothée Gérardin n’oublie jamais de raisonner de manière dialectique et montre que les œuvres les plus féeriques de Fred Astaire peuvent contenir des éléments mettant en lumière le caractère factice de l’illusion cinématographique de la même manière qu’un film jouant sur le caractère factice de l’univers du spectacle (avec ce que cela peut supposer quant à la peur de vieillir, de passer de mode, de devenir obsolète comme une marchandise…) peut contenir des numéros de pure rêverie. Cette approche dialectique, on la retrouve dans la manière dont l’auteur interroge le rapport de Fred Astaire à ses partenaires féminines. En effets, ses films traduisent à la fois leur époque, avec un rapport de domination évident où l’homme impose son désir à une femme plus ou moins consentante mais qui finit par ce soumettre à ce désir (le côté Pygmalion qui façonne sa créature). Mais à l’inverse, Gérardin montre parfaitement que la danse permet aussi de renverser ces rapports et d’ouvrir « un espace de liberté dans le cadre ludique et provisoire de la chorégraphie ».

Écrit d’une plume alerte, l’essai a le mérite de n’être jamais décharné. Les hypothèses théoriques sont toujours nourries d’exemples précis et parlants. C’est, par exemple, les analyses parfaitement étayées sur la manière dont le style d’Astaire se déploie dans un environnement défini, grâce à un certain nombre d’accessoires et comment la danse finit par le posséder, presque à son corps défendant. Le rapport au travail de l’acteur/danseur constitue un chapitre passionnant de l’ouvrage et montre parfaitement comment la star parvient continuellement à faire oublier la notion d’effort et comme son art semble advenir de manière parfaitement naturelle.

En ce sens, la trajectoire de Fred Astaire devient l’une des plus parfaites incarnations de l’industrie hollywoodienne : à la fois une formidable « machine » à vendre du rêve mais contenant en son sein une forme de lucidité quant aux mécanismes de l’illusion cinématographique :

The world is a stage,

The stage is a world of entertainment !

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