Visages du cinéma italien : 23- Marco Bellocchio
Les Yeux, la bouche (1982) de Marco Bellocchio avec Lou Castel, Angela Molina, Michel Piccoli, Emmanuelle Riva
Certains cinéastes ont parfois suivi leurs personnages au cours des années, leur consacrant plusieurs films successifs. L’exemple le plus célèbre demeure sans doute celui d’Antoine Doinel, apparaissant cinq fois dans le cinéma de François Truffaut. Mais on peut aussi citer le personnage de Lola de Demy, réapparaissant chez l’auteur dans Model Shop.
Le cas de Lou Castel dans Les Yeux, la bouche est un peu plus singulier. En effet, l’acteur y incarne un personnage de fiction, Giovanni, mais on apprend au cours du récit qu’il est également acteur et qu’il a tenu à la fin des années 60 le rôle principal dans… Les Poings dans les poches. Bellocchio opte donc pour l’autocitation mais introduit néanmoins un léger hiatus : Giovanni est à la fois Lou Castel (le « vrai ») mais également un personnage fictif, qui revient dans sa famille à Bologne après le décès de son frère jumeau Pippo. Que le cinéaste introduise d’emblée le thème de la gémellité n’est pas un hasard et souligne ce vertige qui accompagne l’identité double de Giovanni, à la fois comme individu et acteur. La mise en scène va souvent accentuer ce sentiment de dédoublement : reflet de Giovanni dans une vitre lorsqu’il se réveille la nuit, Giovanni qui endosse le rôle de son frère mort…
Bellocchio va même jusqu’à montrer un extrait des Poings dans les poches où le jeune Lou Castel dirige sa mère aveugle vers un précipice. Au moment où celui-ci la pousse, un très beau raccord montre Giovanni qui attrape Vanda (A.Molina), l’ex petite amie de son frère, dans la salle de cinéma et l’embrasse. Il scelle à la fois une certaine continuité avec son premier long-métrage (dans son auscultation sans fard des dysfonctionnements de la famille traditionnelle) tout en brisant l’effet miroir puisque cette fois, l’homme « sauve » symboliquement la jeune femme.
Les Yeux, la bouche offre donc une certaine continuité en s’attachant à un personnage « en marge », un acteur qui a participé aux événements de 68 et qui reste désormais prisonnier de son image de rebelle marginal. En confrontant Lou Castel à Angela Molina (l’inoubliable Concita à deux faces dans Cet obscur objet du désir de Buñuel), Bellocchio montre aussi une rupture entre deux générations. La jeune femme est d’ailleurs constamment en conflit avec un père hystérique qui s’oppose à son mode de vie. Ce mouvement de balancier entre rupture et continuité fait tout l’intérêt d’un film qui renoue avec le grand thème de Bellocchio : celui de l’enfermement. Giovanni avait quitté le domicile familial mais la mort de Pippo (son double jumeau) le contraint à revenir dans ce giron. Après le suicide de Pippo (sans doute un chagrin d’amour puisque Vanda l’a rejeté), la famille semble exploser, notamment la mère (Emmanuelle Riva) qui tombe en dépression. Mais là encore, la famille finit par se « recomposer » grâce aux mensonges et à la préservation des apparences : on tente de faire croire à la mère que Pippo a eu un accident, on met en scène sa réapparition fantomatique… Cet enfermement se traduit également par la manière dont le cinéaste filme le grand appartement familial (un peu comme celui du Saut dans le vide), sorte de tombeau où infusent toutes les névroses et les conflits. Giovanni s’oppose à son oncle (Michel Piccoli, glaçant) et lui dit que ce qu’il représente (les pondérés, les rationalistes, les sceptiques…) est pire que les fascistes et les curés. Bellocchio s’en prend toujours avec virulence à la famille, à l’ordre social qu’elle représente. Mais autant le décalage de Giovanni (ou celui du héros des Poings dans les poches) trouvait un écho avec le mouvement de la société de la fin des années 60 (la contestation), autant il atterrit ici dans une nouvelle ère (symbolisée par la célébration en grandes pompes de la nouvelle année) où la jeune génération dépolitisée se retrouve perdue (Vanda) ou anesthésiée par la télévision (les enfants complètement hypnotisés par l’écran). Il apparaît donc seul, à l’image d’un cinéaste perdu dans son époque et qui règle probablement quelques comptes avec sa propre famille.
Fonctionnant sur un principe d’équilibre entre une certaine sophistication formelle (le cadre « bourgeois » de l’œuvre) et des stridences qui évoquent certains films de Zulawski, Les Yeux, la bouche s’inscrit parfaitement dans la continuité des œuvres de Bellocchio et son caractère « mal-aimé » n’en fait pas moins un film très réussi et attachant.