Les Alices aux pays des cauchemars : de Walt Disney à Marilyn Manson (2023) d'Albert Montagne (Editions L'Harmattan. Collection : Champs visuels)

Merveilles et cauchemars

Alice aux pays des merveilles est sans doute l'une des œuvres littéraires qui a le plus irrigué le monde des arts puisqu'elle a inspiré aussi bien des films que des séries, des comédies musicales, des chansons (Variations sur Marilou de Gainsbourg, pour ne prendre qu'un exemple), des pièces de théâtre, de l'opéra... L'héroïne éponyme de Lewis Carroll est également apparue dans des publicités, des bandes dessinées, des clips, des expositions et a inspiré la littérature, la philosophie, le manga, la peinture, la philatélie, les jeux vidéo… En choisissant de s’intéresser aux adaptations cinématographiques d’Alice au pays des merveilles, Albert Montagne adopte deux partis-pris. D’une part, ne pas s’en tenir aux adaptations les plus directes du roman (le dessin-animé de Walt Disney, les versions de Sjankmajer et de Tim Burton) mais de traiter aussi de certains films irrigués par la fantaisie du roman (le lapin blanc de Matrix, l’univers insolite de Black Moon de Louis Malle, la version métaphysique de Chabrol – Alice ou la dernière fugue-…). De l’autre, l’essayiste s’intéresse à la dimension plus « sombre » de ce récit, à ses interprétations fantasmatiques, esthétiques, philosophiques, érotiques (le What ? de Polanski), politiques voire maçonniques.

Construit sur un corpus de dix films (dont un, celui de Marilyn Manson, qui ne fut jamais tourné), Les Alices aux pays des cauchemars propose des éclairages souvent stimulants sur les films abordés. L’analyse du film de Chabrol, par exemple, ou celle relative à celui de Malle sont assez réussies. Mais indépendamment de ces (évidentes) qualités et de la rigueur de l’entreprise, cet essai appelle plusieurs remarques. La première concerne sa construction. Albert Montagne est docteur et certifié en histoire mais il est également maître en droit public. Aussi, et même si je me fais peut-être de fausses représentations, j’ai l’impression que le plan de son livre relève davantage d’une approche de juriste que de celle en vigueur dans le domaine des sciences humaines. Chaque film est envisagé comme un arrêté ou un article de loi et décrypté comme tel. Cela ne remet évidemment pas en cause l’intérêt de l’analyse à proprement parler mais j’avoue – à titre personnel- que j’aurais sans doute préféré une approche plus transversale, des regroupements plus thématiques, par exemple. La succession de réflexions sur un seul film entraîne parfois quelques répétitions (c’est bénin) et surtout, donne parfois le sentiment d’un ouvrage un brin décousu (c’est un peu plus gênant). Symptomatiquement, le texte sur Alice ou la dernière fugue provient de la revue Eclipses et ne s’intègre pas toujours dans la réflexion sur l’univers de Lewis Carroll. Il manque peut-être un fil directeur plus solide qu’aurait sans doute permis une approche transversale. Aussi intéressantes que soient les notations et interprétations d’Albert Montagne, on a le sentiment parfois de s’éloigner du sujet. Prenons un exemple précis : les considérations historiques lors de l’évocation du Labyrinthe de Pan de Del Toro sont évidemment primordiales si l’on s’en tient à une analyse du film. Mais si l’on reste focalisé sur l’univers de Lewis Carroll, les liens paraissent parfois moins évidents. A trop rester sur l’objet film (décortiqué, soulignons-le une nouvelle fois, avec talent), on a le sentiment à certains moments de perdre l’objet même de l’essai (après tout, la trajectoire d’Alice est constamment désorientée et c’est donc peut-être voulu).

Autre petite réserve, Albert Montagne est un adepte du calembour et du jeux de mots (laid). Pour traiter d’un auteur nonsensique comme Carroll, cet usage peut se justifier. Je trouve néanmoins qu’à trop en abuser (c’est d’ailleurs plus visible dans les premiers chapitres), la démonstration perd un peu de sa force, comme si l’idée comptait moins, au fond, que le « bon mot ».

Que l’on ne se méprenne pas à la lecture de ces quelques réserves (qu’il faudrait sans doute discuter) : l’ouvrage est original et défriche un terrain finalement peu exploré. Albert Montagne parvient à dresser un panorama convaincant des multiples symboles à l’œuvre derrière Alice au pays des merveilles. L’argumentation est plutôt solide, avec force références et notes de bas de page. Un travail qui mérite donc le détour, même si on aurait peut-être préféré une approche plus globale.

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