Deodato Holocaust (2019) de Felipe M. Guerra avec Ruggero Deodato.

Visage(s) du cinéma italien : 42- le documentaire

Je vais aujourd’hui un peu tricher en poursuivant mon panorama consacré au cinéma italien. En effet, en abordant la question du documentaire, j’aurais pu choisir un réalisateur spécialisé dans le domaine et proposant une véritable réflexion sur la manière de filmer le réel. Pour l’Italie, j’avoue que je suis assez néophyte et, mis à part Gianfranco Rosi qui m’avait assez impressionné (notamment avec El Sicario, room 164), je n’ai pas vu grand-chose. Avec Deodato Holocaust, c’est moins le filmeur qui m’a intéressé que le sujet du film, à savoir un retour sur l’œuvre de Ruggero Deodato. Le genre de portrait qui pourrait très aisément trouver sa place en guise de bonus à un film édité en DVD (même s’il mérite mieux que cette remarque que d’aucuns jugeront un brin condescendante).

Deuxième motif de tricherie : le film n’est pas italien mais… brésilien. Felipe M. Guerra, qui a aussi tourné un documentaire sur Luigi Cozzi, semble être passionné par le cinéma d’horreur et a rencontré le réalisateur de Cannibal Holocaust afin qu’il revienne sur sa vie et son œuvre. L’aimable lecteur me pardonnera sans doute le petit écart que je me permets ici mais dans la mesure où mon dernier texte était consacré au Dernier Monde cannibale, il n’était pas totalement illogique que je poursuivisse mon exploration de l’œuvre de Deodato sous une autre forme.

Le documentaire est d’une forme particulièrement classique : un portrait du cinéaste qui s’exprime longuement en revenant en détails sur les étapes de sa carrière, le tout (plutôt richement) illustré d’extraits des œuvres évoquées. Deodato débute son entretien en réfutant catégoriquement l’étiquette de « cinéaste de films d’horreur » et se définit comme un cinéaste « réaliste ». Il se montrera d’ailleurs très sévère pour ses collègues (Lenzi, Martino…) qui réalisèrent également des films de cannibales et lorsqu’il abordera Cannibal Holocaust, c’est pour souligner sa dette envers le cinéma de Gualtiero Jacopetti (Mondo cane).

Si cet attachement au « réalisme » peut faire sourire le spectateur qui garde en mémoire les excès gore et grand-guignolesques des films de Deodato, il n’est pourtant pas totalement insensé (le metteur en scène raconte qu’il s’est beaucoup documenté pour filmer Le Dernier Monde cannibale), surtout si l’on songe que le cinéaste a débuté auprès de Roberto Rossellini. Ami avec le fils du grand réalisateur, il commence sa carrière comme assistant sur des films comme Le General della Rovere ou Viva l’Italia ! Petit à petit, Deodato va se faire un nom en côtoyant Bolognini et en assistant Freda, Sergio Corbucci (dont le fameux Django pour lequel il recommande Franco Nero au réalisateur et trouve l’idée des tueurs cagoulés de rouge) ou encore Antonio Margheriti (La Vierge de Nuremberg, Danse macabre…) Pour La Terreur des Kirghiz de Margheriti, il va même jusqu’à tourner quelques scènes du film. Estimant à un moment donné qu’il est meilleur que les cinéastes qu’on lui demande d’assister (Deodato ne brille pas par sa modestie dans ce film !), il débute sa carrière de réalisateur à la fin des années 60 sous le pseudonyme de Roger Rockfeller, avec notamment son film d’aventures sexy Gungula, la panthère nue.

Quoi qu’il en dise, la carrière Deodato va suivre les oscillations classiques du cinéma populaire italien en tâtant de nombreux filons en vogue : l’eurospy (Phénoménal et le trésor de Toutankhamon), le western (I quatro del pater noster), le poliziottesco (Deux flics à abattre, un des films dont il reste le plus fier) puis l’horreur sanguinolente où il laissera indubitablement sa trace avant d’aborder le film post-apocalyptique (Les Prédateurs du futur) ou la fantasy post-Conan avec Les Barbarians, avec un goût toujours prononcé pour la violence et le sang.

Cette dimension « bis » ressort également dans la manière dont il a produit certains de ses films, utilisant par exemple l’argent restant du budget de Cannibal Holocaust pour tourner dans la foulée le très violent La Maison au fond du parc ou bouclant un SOS concorde plutôt fauché (les maquettes finales) en parallèle au fameux Airport 80 concorde avec Delon. Sa carrière suit par ailleurs la même trajectoire que la plupart des artisans du cinéma italien : lent déclin à partir du milieu des années 80, refuge du côté de la télé dans les années 90 où il tourne avec Bud Spencer des feuilletons dramatiques avant un ultime retour au cinéma en 2016 (Ballad in Blood) qui s’explique sans doute par sa redécouverte par des cinéastes comme Tarantino (qui lui rend hommage dans Kill Bill) ou Eli Roth (qui lui confie un petit rôle… de cannibale dans Hostel 2).

La manière dont le film balaie cette carrière est très plaisante. Guerra offre à Deodato un format relativement conséquent (1h11) pour qu’il puisse s’exprimer en toute liberté, revenant sur des épisodes célèbres de sa vie de cinéaste (les controverses autour de Cannibal Holocaust qui lui valurent un procès et une peine de prison avec sursis !) et des anecdotes assez amusantes (la manière dont il retrouve par hasard Michael Berryman pour Amazonia : la jungle blanche, Charlotte Lewis qui accepte de montrer sa poitrine dans Angoisse sur la ligne et qui demande, en contrepartie, qu’on lui offre de la lingerie chic…)… Deodato n’apparaît pas toujours comme quelqu’un de très sympathique mais il est intéressant et finit par se montrer réellement attachant.

Reste LA question qui finit par arriver à la fin du film, à savoir celle des animaux tués sur le tournage de Cannibal Holocaust. Deodato s’emporte contre une caméraman visiblement choquée par ces scènes et fait remarquer que nous sommes à une époque où la mort d’un homme touche moins que celle d’un lapin. Puis il redit ce qu’il a toujours affirmé : les animaux tués en direct ne le furent pas « gratuitement » car ils étaient destinés à être mangés (les Indiens étaient, parait-il, friands de tortues et s’apprêtaient à en manger une à l’occasion d’une fête). Que ces scènes soient jugées inadmissibles aujourd’hui, nul n’en disconviendra. Mais qu’on en fasse le procès rétroactivement à Deodato ne me parait pas non plus forcément justifié.

Après cette salve de questions autour des animaux, le cinéaste se lève, énervé et interrompt l’entretien. On imagine qu’il s’agit avant tout d’une petite coquetterie dont le documentaire n’est pas toujours exempt (ces quelques « grésillements » comme des interférences sur les images, pour donner un côté faussement amateur à la Cannibal Holocaust). Mais à cette petite réserve près, le film balaie de manière assez convaincante son sujet et constitue une bonne première approche de l’œuvre violente, déviante et excessive de Ruggero Deodato.

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