Tra(sgre)dire (2000) de Tinto Brass avec Yuliya Mayarchuck

Fallo ! (2003) de Tinto Brass

(Éditions Sidonis Calysta)

© Sidonis Calysta

© Sidonis Calysta

A partir des années 90, Tinto Brass s’éloigne des adaptations littéraires situées dans un passé plus ou moins proche (Miranda d’après Goldoni, Paprika d’après Les Mémoires de Fanny Hill de Cleland…) pour s’adonner à un érotisme contemporain, hédoniste et joyeusement décomplexé. Apparaissant lui-même dans ses films, le cigare aux lèvres, (en photographe libidineux dans Tra(sgre)dire ou en voyeur pervers à la fin de Fallo !), le cinéaste refuse désormais tout alibi culturel et règne en maître absolu (on reconnaît immédiatement son style) sur un univers hautement fantasmatique et dénué de tout réalisme.

De bonnes âmes contemporaines ne se priveront pas de dénoncer un cinéma entièrement régi par un regard masculin qui réduit ses personnages féminins à de simples objets sexuels. Et s’il est difficile de nier la dimension « voyeuse » (entièrement assumée) du cinéma de Tinto Brass, il est néanmoins possible de nuancer cette impression si on prend soin de ne pas embastiller les œuvres derrière des grilles idéologiques toujours réductrices. Car au processus évident de réification du corps féminin chez Brass s’ajoute une véritable dimension critique de la masculinité traditionnelle. Le cinéaste raille sans arrêt la phallocratie du mâle italien, sa jalousie congénitale, son virilisme de pacotille, son désir stupide d’assigner la femme à une place déterminée… Face à ces personnages masculins idiots, les femmes apparaissent chez lui comme de purs corps désirant, épris de liberté. Si, dans Monella, l’héroïne refusait d’attendre le mariage pour faire l’amour (comme lui ordonnait son fiancé), dans Tra(sgre)dire, elle doit subir la jalousie d’un compagnon séparé d’elle géographiquement (tandis qu’il est resté en Italie, elle s’est installée à Londres). Si l’hédonisme joyeux et l’activisme sexuel débridé d’une gent féminine qui assouvit sans complexe le moindre de ses désirs sont roboratifs, ils témoignent aussi de l’ambiguïté des films dans la mesure où cette liberté agressive satisfait avant tout les appétits scopiques du spectateur mâle. Que ce soit dans Tra(sgre)dire ou dans Fallo !, il ne se passe pas une minute sans que les femmes soient déshabillées. Et quand elles sont vêtues, c’est de manière si provocante (le tissu est rare et transparent) que leurs corps restent constamment exposés. Mais si on accepte que Tinto Brass n’est en rien un cinéaste réaliste (voir la scène d’ouverture de Tra(sgre)dire où Hyde Park se transforme en Éden du voyeurisme décomplexé avec des femmes en minijupes sans rien en-dessous et des couples qui batifolent sans se soucier des regards avoisinant) et que l’univers qu’il construit est entièrement fantasmatique, on pourra apprécier des œuvres plus complexes que ce que laisse entrevoir leur érotisme tapageur.

On le sait, Tinto Brass n’a jamais réellement franchi les bornes du cinéma pornographique hard. Son érotisme est très poussé dans la mesure où sa caméra n’hésite pas à s’attarder avec volupté entre les cuisses de ces dames mais sans jamais dépasser la frontière du sexe explicite, sauf à deux ou trois moments près où il flirte avec (quelques fugaces pénétrations digitales dans les deux films). Pour éviter ce côté très cru du hard, qui a tendance à brider les limites de l’imagination pour privilégier une représentation gynécologique, Brass utilise souvent pour ses comédiens des prothèses qui donnent à la fois un côté grotesque aux scènes et qui lui permettent de railler de manière assez drôle une masculinité réduite à ces énormes chibres en latex.

Cette barrière qu’il parvient à maintenir entre le soft et le hard permet à l’imagination et aux fantasmes de se déployer. C’est sur cette « frustration », que l’on ressent aussi grâce à un montage inventif qui joue constamment sur le dévoilement très cru des corps et la coupe rapide qui frustre notre regard, que reposent les œuvres de Tinto Brass. Dans Tra(sgre)dire, la jalousie du personnage masculin exacerbe sa frustration tandis que sa compagne suscite tous les fantasmes (liés à l’infidélité et au désir de la voir dans les bras d’autres hommes). Le titre joue bien sur l’ambivalence d’un terme qui signifie à la fois « trahir » et « transgresser ». Dans Fallo !, on retrouvera ce désir de transgresser les conventions (notamment l’image classique du couple) avec des saynètes tournant essentiellement autour de la question de la fidélité.

© Sidonis Calysta

Le fantasme naît aussi du regard et l’on sait depuis La Clé ou L’Uomo que guarda que le voyeurisme est une composante essentielle du cinéma de Tinto Brass. C’est tout l’objet du dernier sketch de Fallo ! où une jeune femme retrouve une certaine ardeur conjugale parce qu’elle sait qu’elle est regardée depuis une fenêtre voisine. En assignant le spectateur à cette place de « voyeur », Brass construit sa mise en scène autour de cette pulsion de voir tout en introduisant une distance qui est celle de l'imaginaire.

Le spectateur/voyeur aura l'occasion de se rincer généreusement l’œil mais il ne verra que ce que le cinéaste voudra bien lui montrer. En souverain absolu, il règne sur un univers où l'on repère quelques fantasmes récurrents : appétit pour les postérieurs de ces dames, goût (légitime!) pour les bas, porte-jarretelles et autres talons hauts (dans les deux films, les filles sortent du lit dans le plus simple appareil mais prennent soin de se chausser immédiatement et de marcher sur des talons vertigineux). On notera aussi, notamment dans Fallo !, que Brass ne restreint pas son gynécée aux clichés des canons de beauté « classiques », filmant volontiers des femmes avec quelques kilos de trop (personne n'ira s'en plaindre, bien évidemment!), des femmes un peu plus âgées et surtout des femmes jamais épilées (joie!).

On l'aura compris, ces deux films témoignent une fois de plus que Tinto Brass possède un univers éminemment personnel mais qu'il s'adresse avant tout à un public averti. Et que valent ces deux crus ? Sans être une œuvre majeure, Tra(sgre)dire est un film enlevé et plaisant, reposant sur l'abattage de la délicieuse Yuliya Mayarchuck, au diapason de l'hédonisme libertaire du cinéaste.
Fallo ! s'inscrit dans la tradition italienne du film à sketches que Brass avait déjà expérimentée dans Fermo posta Tinto Brass. Avouons que le résultat est plus inégal, tournant toujours autour des mêmes motifs (l'infidélité et les fantasmes qu'elle peut susciter, qu'il s'agisse d'offrir sa femme à un employé d'hôtel marocain dans le premier segment ou d'imaginer les aventures extra-conjugales de l'épouse dans le quatrième). Brass peine alors à nous intéresser à ses personnages et s’essouffle assez vite, même si le troisième sketch, avec son petit piment sadomasochiste, éveille l'intérêt.

Mais au fond, même mineurs, ces deux films méritent d'être découverts pour leur roborative énergie, leur érotisme insatiable et leur pouvoir fantasmatique.

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