L'Espagne en crise
Le Député (1978) d'Eloy de la Iglesia avec José Sacristan, Maria Luisa San José
Navajeros (1980) d'Eloy de la Iglesia avec José Luis Manzano, Isela Vega, José Sacristan, José Luis Fernandez
Grâce aux éditions Artus, on commence à redécouvrir en France l’œuvre méconnue d’Eloy de la Iglesia, cinéaste espagnol célébré l’an passé lors d’une rétrospective à la Cinémathèque française. Sa carrière, débutée sous le régime de Franco, épouse les bouleversements sociaux de son pays. Avançant masqué à ses débuts, Eloy de la Iglesia se distingue par des thrillers ou des films de genre lorgnant vers le fantastique et l’horreur, qu’il s’agisse du Bal du vaudou (1973) ou l’excellent La Semaine d’un assassin (1972) qui aura maille à partir avec la censure franquiste. A la mort du caudillo, les thèmes sous-jacents de ses films deviennent plus explicites : l’homosexualité, la fascination toute pasolinienne pour une jeunesse issue du lumpen prolétariat, la description sans complaisance des milieux interlopes vérolés par la drogue et la violence… Au début des années 80, le metteur en scène deviendra le fer de lance de ce que l’on a appelé le « cinéma quinqui », à savoir des œuvres populaires dédiées à une jeunesse délinquante et sans plus aucun repère ni avenir. Après nous avoir proposé l’excellent Colegas (1982), El Pico (1983) et El Pico 2 (1984), Artus nous permet aujourd’hui de découvrir Navajeros (1980), le premier film « quinqui » d’Eloy de la Iglesia. Avant d’aborder directement ce genre, le réalisateur avait signé Le Député (1978), film qui contient déjà certains éléments pouvant le rattacher au « quinqui ». Dans les deux cas, il procède de manière assez similaire d’un point de vue narratif en axant ses films sur un personnage principal dont on découvre l’existence grâce à une succession de flash-backs. Dans Navajeros, il suit les traces d’un adolescent délinquant de 15 ans, El Jaro et dans Le Député, il s’attache au parcours d’un député de gauche que ses adversaires fascistes tentent de discréditer et de piéger en créant un scandale autour de son homosexualité.
En peignant le portrait de Roberto Orbea, homme politique de gauche, Eloy de la Iglesia retrace avec finesse les soubresauts de la vie politique espagnole, de la clandestinité sous Franco, avec comme corollaire des arrestations, des interrogatoires et toute sorte d’intimidations, jusqu’à l’accession au pouvoir. Une des bonnes idées du film est de faire de l’appartement servant à accueillir les militants pendant le franquisme un autre symbole de la clandestinité lorsque Roberto y conduit son jeune amant et y vit ses amours interdites. Au-delà des tensions politiques que le cinéaste décrit très bien, avec ces milices fascistes qui cognent les militants et colleurs d’affiches de gauche, sous le regard bienveillant de la police ; Le Député s’attache à l’humain derrière l’homme politique et se révèle assez juste lorsqu’il s’agit d’ausculter les sentiments amoureux ambivalents de son personnage principal. Orbea raconte la découverte de son homosexualité, inclination qu’il va vite devoir cacher pour ne pas freiner son ambition politique. Il épouse alors une très belle femme, Carmen, jusqu’au moment où il fait la connaissance de Nes, un gigolo rencontré à l’infirmerie d’une prison où il a été incarcéré.
L’existence du député va être désormais tiraillée entre l’image publique qu’il affiche, l’amour sincère qu’il voue à son épouse et son désir insatiable pour les garçons. Ses adversaires politiques parviennent à mettre entre ses bras Juanito, un adolescent mineur qui devient son amant et espèrent provoquer un scandale. Mais pour Eloy de la Iglesia, c’est l’occasion d’explorer avec un aplomb et une franchise remarquables une véritable histoire d’amour et de désir. Lorsque Carmen rencontre pour la première fois le jeune homme (Roberto ne lui a jamais caché sa liaison), son mari s’attarde sur sa surprise. Il ne s’agit pas d’un amour « viscontien », avec le jeune éphèbe et la musique de Mahler en arrière-plan mais bel et bien d’une fascination pour un jeune prolétaire flirtant avec la délinquance. Cette description correspond parfaitement au cinéma de La Iglesia : franc du collier, sans le moindre soupçon de romantisme (Juanito fait ça pour l’argent et Orbea n’est pas dupe) ou d'esthétisme mais avec une très belle empathie pour des personnages qui ne sont ni totalement angéliques, ni totalement mauvais (sauf les nostalgiques du franquisme, bien évidemment). Pour le cinéaste, il s’agit -avant de condamner- de comprendre les raisons qui ont pu pousser certains à commettre des actes délictueux ou à sombrer dans la marginalité. En ce sens, l’histoire d’amour qui lie Roberto et Juanito est assez belle car elle n’est pas figée : dépassant le simple assouvissement physique pour le député vers de véritables sentiments tandis que le jeune homme découvre, lui aussi, un certain penchant pour les hommes qu’il refoulait jusqu’à présent (voir la scène où il cherche à tout prix à faire l’amour avec une femme, comme pour se rassurer sur sa propre sexualité).
Alors que le film adopte un point de vue strictement masculin, il parvient néanmoins à offrir un superbe contrepoint féminin à travers le personnage de Carmen, femme dévouée à son mari mais non soumise. Son amour est sincère et elle accepte dans ce cadre qu’il ait des préférences sexuelles pour les garçons. Elle propose même de « recueillir » Juanito chez eux et l’accueillent comme quelqu’un de la « famille ». Se dessine alors une relation assez trouble, avec des relents incestueux (même si Roberto précise bien à sa femme qu’il ne faut pas tout confondre) et une très belle scène où les trois personnages s’embrassent dans un même élan après une soirée arrosée et enfumée. On retrouvera d’ailleurs ce rôle à la fois périphérique mais primordial d’un élément féminin dans Navajeros, à travers le magnifique personnage de la prostituée qui secourt Jaro.
A travers cette histoire, Eloy de la Iglesia nous propose un regard très critique sur la société espagnole de l’époque, entre transition démocratique compliquée (les franquistes restent sur la brèche) et difficultés socio-économiques. Il s’agit de montrer à la fois les espoirs nouveaux nés de la chute de la dictature mais également de pointer les hypocrisies d’une société où l’homosexualité reste encore tabou et où les inégalités se creusent. On est loin ici de l’utopie joyeusement débridée exaltée par la « movida ». Et pour en revenir au cinéma « quinqui », Le Député ne s’y rattache pas entièrement mais on y trouve déjà certains personnages qui le peupleront par la suite, à savoir ces jeunes délinquants qui n’hésitent pas à se prostituer pour quelques billets.
© Artus Films
Navajeros peut-être considéré comme l’un des exemples les plus frappants du genre. Jaro, joué par José Luis Manzano qui deviendra l’acteur fétiche de La Iglesia, a 15 ans et il ne vit que de larcins : vol à la tire, petits braquages, vols de voitures… Situé dans les banlieues de Madrid, filmées comme de vastes terrains vagues en friche, le film suit l’histoire (véridique) de ce jeune délinquant et de sa bande. Lorsqu’il s’enfuit des nombreux centres de redressement où il a été incarcéré ou lorsqu’il est menacé par la police, Jaro trouve refuge dans les bras d’une prostituée qui l’a pris sous son aile.
On retrouve ici toutes les caractéristiques du cinéma « quinqui » : portrait d’une jeunesse frappée de plein fouet par le chômage et la crise économique, délinquance juvénile, violences individuelles comme réponses aux mécanismes de la violence exercée par la société, ravages causés par la drogue… Eloy de la Iglesia filme cet univers avec une empathie et une fascination qui rappellent parfois le cinéma de Fassbinder ou de Pasolini, avec ce même désir qui transpire lorsque la caméra s’attarde sur les corps de ces adolescents prolétaires. Il ne s’agit pas pour lui d’excuser ces jeunes voyous mais de montrer qu’ils sont le produit d’une société où un quart de la jeunesse n’est pas scolarisée et où tous les horizons sont bouchés. A travers le regard d’un journaliste qui cherche à interroger Jaro, le cinéaste introduit une distance et parvient à élever le regard au-dessus des scènes chocs que le film propose. Il s’agit de comprendre les dysfonctionnements d’une société, y compris du côté de ceux qui profitent de ces menaces (insécurité, terrorisme, violence...) pour en tirer parti. Ce sont, par exemple, ces policiers corrompus qui proposent de laisser tranquille les délinquants pour faire comprendre à la population que la démocratie est la cause de tous ces maux. Jaro n’est présenté ni comme un héros, ni comme une victime mais comme le symptôme d’une société malade. A ce titre, le montage parallèle final (une naissance et une exécution) traduit parfaitement ce cycle de la vie et de la mort où les mêmes causes risquent de produire les mêmes effets dans une spirale infernale.
Le film frappe par la célérité de sa mise en scène et son montage percutant qui emporte les personnages dans une sorte de flux tempétueux, rythmé par des chansons populaires et du rock. Les jeunes gens essaient de s’en sortir par la seule voie illégale : trafic de drogue qui occasionne des règlements de compte très violents avec des dealers plus expérimentés (on reconnaît parmi eux l’étonnant Enrique San Francisco), braquages de plus en plus risqués, casses à main armée… Le tableau est à la fois très sombre et seule le personnage de la prostituée, véritable maîtresse et « mère » de Jaro, parvient à apporter un peu de lumière. Le réalisme du film tient d’ailleurs à l’expérience de ces milieux interlopes qu’a pu connaître le réalisateur et qui lui permet éviter le sordide et la complaisance grâce à la véritable humanité qui se dégage de son regard.
Najaveros ausculte avec lucidité les plaies d’une société fragile, entre un passé récent sous le joug de la dictature et un avenir pour le moins incertain, surtout pour une jeunesse désœuvrée et sans idéaux (dans Le Député, il est d’ailleurs fait allusion au fait qu’aucun jeune ne reconnaîtrait un homme politique dans la rue, leur préférant les chanteurs ou les sportifs). Mais le film ne le fait pas de façon militante (même si on sait qu’Eloy de la Iglesia fut un homme de gauche), préférant aux grands discours une attention à la dimension humaine de la tragédie. Les personnages ne sont pas des stéréotypes mais de véritables individus. Le cinéaste a d’ailleurs recruté pour ses films de vrais adolescents délinquants, à l’image du tout jeune José Luis Fernandez Eguia, aka El Pirri, mort d’une overdose à 23 ans et que l’on retrouvera dans Colegas et El Pico 2.
C’est ce mélange de réalisme sans concession, mâtiné d’un sens du récit venu du cinéma de genre, et d’humanisme qui fait l’intérêt de ces deux œuvres passionnantes d’Eloy de la Iglesia.