A rebours
Sophie Fillières, l’endroit de l’envers (2024) de Charlotte Garson, Quentin Mével, Dominique Toulat (Editions Playlist Society, 2024)
La sortie de ce nouvel ouvrage dans la collection « Face B » des éditions Playlist Society résonne de manière particulière puisque la cinéaste à l’honneur nous a quittés l’an passé. Alors que sort actuellement sur les écrans son dernier film, Ma vie ma gueule, ce livre d’entretiens permet, à titre posthume, de nous faire réentendre la voix d’une artiste discrète et décalée (sept longs métrages en 30 ans).
De mon côté, j’avoue n’avoir vu que Gentille qui m’avait alors fortement déplu. Je n’ai donc pas persévéré dans la découverte de cette œuvre mais ce petit ouvrage vient à point nommé pour donner une nouvelle chance à cette cinéaste. Comme toujours, il débute par un court essai, signé Charlotte Garson, qui revient sur les principales caractéristiques du style de Sophie Fillières. La critique des Cahiers du cinéma insiste sur son humour décalé, l’équilibre précaire qui caractérise ses personnages et l’importance du langage (« Si un ailleurs se matérialise parfois, de manière fugitive et modique, on devine que pour Sophie Fillières, cet ailleurs existe déjà, bien palpable cette fois, dans le langage : il gît dans l’écart – le hiatus encore- qui existe entre les mots et ce qu’ils désignent, entre la parole proférée et celle entendue, terrain de jeu infini pour la grande dialoguiste qu’elle était. »)
Après cette introduction stimulante, Sophie Fillières (elle s’est prêtée au jeu quelques mois avant sa mort, en avril 2023) revient sur son parcours de réalisatrice, de ses premiers pas avec un court métrage très remarqué à la fin de ses études à la Fémis (Des filles et des chiens en 1991) jusqu’à La Belle et la bête tourné en 2018. Pour évoquer Ma vie ma gueule le temps d’une sorte de codicille émouvant, Quentin Mével et Dominique Toulat ont interrogé les enfants de la cinéaste (Agathe et Adam Bonitzer), sa productrice (Julie Salvador), sa directrice de la photographie (Emmanuelle Collinot), son monteur (François Quiqueré) et son mixeur (Jean-Pierre Laforce). L’ensemble permet de brosser un portrait de la réalisatrice et d’analyser ses méthodes de travail, son style et son rapport à la mise en scène. Même si elle revendique une espèce de burlesque minimaliste, Sophie Fillières refuse le mot « loufoque » qu’on a parfois accolé à son cinéma. Pour elle, le rire naît avant tout d’un rapport au monde compliqué, de personnages déphasés, du hiatus entre leur désir d’y trouver une place et la réalité qui leur revient comme un boomerang.
Ce désir contrarié, Sophie Fillières tente toujours de l’exprimer de manière décalé et drôle : « Je suis sans cesse tiraillée par une chose et son contraire - y compris pour des choses anodines, je commande un confit au restaurant, et lorsque le serveur repart, je regrette la salade périgourdine. J'ai du mal à croire que ce ne soit pas le cas pour tout le monde. Une aspiration d'un côté, et ce qu'elle implique comme contraintes de l'autre. L'un ne gagne pas sur l'autre, j'avance ainsi, et je le retranscris dans mes films avec la volonté que ce soit drôle tout en faisant comprendre que c'est dur. »
Intéressante est aussi la manière dont la réalisatrice aborde les questions de mise en scène, privilégiant pour son court métrage le plan-séquence avant de redécouvrir les vertus du champ/contrechamp et d’un découpage ciselé puis de tenter la caméra à l’épaule (dans Ma vie ma gueule) plutôt que les plans fixes. Elle évoque également la construction singulière de ses films, partant non pas d’une situation qui provoque des conséquences mais visualisant d’abord une scène forte et imaginant ensuite quels cheminements il a fallu pour arriver à ce point de départ.
Tout son cinéma semble fonctionner sur ce principe « à rebours », d’où ce léger décalage qui se traduit dans l’entretien par un mélange précieux de fantaisie et de modestie (quand elle cite Rohmer, par exemple, elle s’empresse d’ajouter qu’elle ne se compare pas à lui).
Est-ce que tout cela fait de Sophie Fillières une « grande » cinéaste ? Pas certain (de mon côté, il faudra approfondir ma connaissance de l’œuvre) mais au fond, peu importe. Elle aura réussi à imprimer une voix et un ton singuliers et gageons que le petit sillon qu’elle a creusé restera précieux.