Le long des trottoirs d'Osaka
Confidentiel - Marché sexuel des filles (1974) de Noboru Tanaka avec Meika Seri, Junko Miyashita (Éditions Carlotta films) Sortie en BR le 3 septembre 2024
Noboru Tanaka fait partie des meilleurs réalisateurs ayant œuvré dans le cadre du « roman porno », genre qui permit à la Nikkatsu de renflouer ses caisses à une époque où seul le cinéma érotique fonctionnait en salles (à la fin des années 60 et au début des années 70). Que le terme ne nous abuse pas : ces « romances pornographiques » n'ont rien d'explicites et la violence qui les parcourt les éloigne de tout le sentimentalisme que pourrait suggérer le terme « romance ». Bénéficiant de budgets relativement confortables au sein des studios, des cinéastes comme Kumashiro ou Masaru Konuma parvinrent à imprimer un style à un genre pourtant formaté et devant répondre à un cahier des charges assez précis (en bonus du disque, Stéphane du Mesnildot rappelle que la contrainte était d'offrir aux spectateurs une scène érotique toutes les dix minutes).
Noboru Tanaka va lui aussi parvenir à signer des films passionnants dans ce cadre, tout en changeant assez régulièrement d'approche. En effet, il s'illustra avec autant de talent dans les divers grands courants du « roman porno » : le film historique avec le superbe La Véritable Histoire d'Abe Sada (s'inspirant du même fait divers dont Oshima tirera L'Empire des sens), le film centré sur les pratiques sadomasochistes (Bondage) ou encore le film réaliste et contemporain avec Les Nuits félines à Shinjuku ou ce Confidentiel – Marché sexuel des filles.
Le film se déroule dans les quartiers populaires d'Osaka, un endroit que le metteur en scène nous présente tout de suite comme une prison, filmant de loin son héroïne derrière des grilles. Tome (Meika Seri) a 19 ans et, comme sa mère, elle se prostitue pour subsister dans un univers hostile. Comme les relations sont plutôt conflictuelles avec sa génitrice, elle décide de prendre sa liberté et de se mettre à son compte, bravant l'ire des souteneurs et de ses concurrentes...
Sur cette trame minimaliste, Tanaka croque avec beaucoup de justesse le quotidien de prostituées, entre lutte permanente pour la survie et la brutalité inouïe des hommes. Toutes les scènes de sexe sont placées sous le sceau d'une violence intolérable et, en ça, il est difficile de qualifier l’œuvre d' « érotique ». En revanche, si la sensualité a déserté cet univers, Tanaka filme la sexualité avec une crudité assez stupéfiante. Non pas en la montrant de manière explicite (la loi japonaise était encore assez stricte de ce côté là et la pornographie, tout comme le dévoilement des systèmes pileux des comédiens, étaient strictement interdits) mais de façon métonymique. On ne compte pas les scènes où le sexe est figuré de manière symbolique : Tome masturbe son frère déficient mental avec une sorte d'escalope, des doigts sont insérés dans les bouches ou un verre est léché en gros plan... Dans une scène très dure, un client de Tome tente de la pénétrer avec une bouteille (hors-champ, évidemment). La jeune femme se débat et parvient à se dégager alors que Tanaka cadre l'homme sur le dos, juste en bordure du cadre afin de ne montrer que la bouteille en « érection » qui gicle de la bière ! Difficile de faire plus clair. De la même manière, il y a sans arrêt chez les hommes (mais aussi chez la mère) une volonté de souiller Tome, notamment avec de la nourriture qu'on lui déverse sur le visage : alcool, plat de pâtes ou encore une chantilly (mousse à raser?) là encore très explicite. Le sexe, dans Confidentiel – Marché sexuel des filles est une manière pour les hommes de réifier ces prostituées, de les réduire à des poupées gonflables, à l'image de celle qu'un souteneur offre à un jeune homme amoureux de la prostituée Fumie (Junko Miyashita) pour le narguer et que celui-ci, désœuvré, traîne dans les rues d'Osaka. Cette scène avec la poupée gonflable a d'ailleurs une valeur symbolique forte puisqu'elle finit par exploser à la figure des personnages. Cette explosion traduit bien le mouvement dialectique qui s'opère dans le film de Tanaka : d'un côté, un univers particulière étriqué, où tous les personnages vivent dans la promiscuité la plus sordide et où règne le déchaînement des pulsions les plus animales (y compris le lien incestueux qui unit Tome et son frère) ; de l'autre, une volonté radicale de gagner une forme de liberté dans ce cadre étouffant. Tome refusera de quitter son quartier mais elle parviendra néanmoins à s'affirmer comme individu.
Paradoxalement, dans ce tableau particulièrement violent, le seul moment de tendresse est celui où Tome consent à coucher avec son frère. Ce moment donne lieu ensuite, comme chez Wakamatsu, à une séquence en couleurs au milieu d'un film en noir et blanc. Le jeune homme déambule dans les rues pour gagner des quartiers plus huppés (avec le fameux château d'Osaka) et commettre un acte que nous ne dévoilerons pas. Cette longue dérive, assez étonnante, agit comme un contrepoint et une parenthèse quasi-onirique. Tout se passe comme si l'innocence de ce personnage attardé offrait une respiration au récit, une sorte d'échappatoire à sa sœur et de porte de sortie au cœur d'un univers sans issue et vicié.
Tanaka n'est pas un cinéaste optimiste et son regard sur l'humanité est d'une impitoyable noirceur. Mais malgré cela, il est parvenu à offrir à Tome une forme de liberté qui lui permet d'échapper à sa condition et d'affirmer sa souveraineté de femme.