Robert Altman, miroitements d’une œuvre (2024) d’Édouard Sivière (Marest éditeur, 2024)

Altman dépoussiéré

Essayons d’être le plus transparent possible : l’essai dont il va être question a été écrit par l’un de mes vieux complices de l’époque des blogs qui est devenu depuis un ami. Un ami avec qui nous avons parfois ferraillé, notamment au sujet d’un certain… Robert Altman. C’était même devenu une sorte de running gag entre nous puisque je défendais sans relâche mon cher Brian de Palma (sur qui Édouard a toujours eu quelques réserves) tandis que mon acolyte s’acharnait à me vanter les mérites d’Altman dont les films me laissaient plutôt indifférent (on peut retrouver des traces de cette guéguerre ici). Quand Édouard a décidé de se lancer dans l’aventure de la revue papier avec Zoom arrière, le premier nom qu’il a soumis à l’équipe de rédaction fut celui de… De Palma. Même si de nombreux facteurs sont intervenus dans cette décision, j’y ai vu comme une sorte de petit « cadeau » auquel répondra aujourd’hui l’éloge que je vais faire de ce Robert Altman, miroitements d’une œuvre. On aurait tort, cependant, de ne voir dans cet exercice qu’une pure preuve de copinage éhonté. L’essai est une parfaite réussite et vient à point nommé pour célébrer un auteur un peu oublié (l’an prochain, on fêtera le centenaire de sa naissance) et critiqué pour de mauvaises raisons.

Pour prendre un exemple précis, dans la seconde partie de son ouvrage, proposant une approche transversale de l’œuvre, Édouard Sivière fait un sort à la légende du « cinéaste misanthrope » qui colle toujours à la peau d’Altman. Un jugement qu’il fait remonter à une critique assassine d’Un mariage dans les Cahiers du cinéma par Danièle Dubroux et à une sentence dédaigneuse de Serge Daney. Par la suite, la célèbre revue se montrera globalement réservée vis-à-vis du cinéaste et je me suis longtemps reconnu dans ces réserves : regard surplombant, épinglage de personnages considérés comme de simples pantins… Pourtant, en découvrant récemment John McCabe et en revoyant Nashville, j’ai remis en question ce préjugé et la lecture de l’essai m’a confirmé que cet aspect était plus compliqué que ça. Car même lorsqu’il adopte la structure du film-choral qui le rendit célèbre (avec plus ou moins de bonheur, un ratage comme Prêt-à-porter ne valant pas un Nashville ou un Short Cuts), Altman parvient à dépasser les limites de son procédés : « Altman n’est pas le Julien Duvivier de Sous le ciel de Paris (1951) qui déplace ses pions depuis son fauteuil de metteur en scène tout puissant. Il préfère le hasard au destin, l’incomplétude du monde à la règle du plan divin, la complexité du réel à son dépassement vertical falsificateur, l’immanence à la transcendance. » A travers cet exemple précis se mesure la réussite de l’essai : dépoussiérer la filmographie d’Altman de toutes les idées reçues qui lui sont associées et en proposer une lecture aussi riche que stimulante.

L’ouvrage est construit de façon très classique puisque Édouard Sivière passe d’abord en revue la filmographie dense d’Altman, de ses débuts laborieux en 1955 avec The Delinquents jusqu’à son testamentaire The Last Show en 2006 en passant par l’expérience de la télévision, le triomphe de M.A.S.H, les glorieuses années 70 où il aligne les grands films, la traversée du désert des années 80 avec un passage par le théâtre et les adaptations de pièces filmées avant le retour en grâce que constituent The Player et Short Cuts. Ce décorticage de l’œuvre permet de mesurer à quel point elle est diverse et variée, entre les gros films chorals et les œuvres plus intimistes, entre les adaptations improbables (Popeye) et les séries politiques (Tanner’ 88). Les analyses de films sont toujours marquées par un souci d’équilibre permanent entre des éléments factuels (accueil critique et public, anecdotes…), l’approche thématique (quels liens tisser entre tous ces films) et esthétique (les caractéristiques du style du cinéaste). Même lorsqu’on ne partage pas l’avis de l’auteur (j’avoue que même après l’avoir revu, je n’arrive pas à aimer Secret Honor), on doit reconnaître que l’argumentation n’est jamais prise en défaut et c’est avec grand plaisir qu’on dévore ces pages, appâté par l’envie de découvrir certains « grands » Altman que nous n’avons encore jamais vus (California Split, Brewster McCloud, Nous sommes tous des voleurs…).

Arrive ensuite une seconde partie transversale où Edouard Sivière tire différents fils (là encore, aussi bien thématiques qu’esthétiques) pour achever de cerner les caractéristiques d’une œuvre protéiforme. La grande réussite de cette partie tient au fait qu’elle n’est jamais redondante avec les éléments avancés lors des critiques des films. Elle synthétise parfaitement, en l’approfondissant, l’approche purement chronologique. L’auteur parvient à la fois à tordre le cou à certains préjugés (outre la misanthropie présumée de l’auteur, il fait un sort à sa prétendue misogynie), analyse avec finesse les principales caractéristiques de sa mise en scène (un très beau chapitre sur les « zooms flottants et liants » qui permettent à Altman de demander aux spectateurs « une meilleure concentration sur les phénomènes pluriels du réel, et assume, en quelque sorte, une posture modeste, moins démiurgique que partageuse. »), inscrit l’œuvre dans l’histoire (la place d’Altman par rapport au « Nouvel Hollywood », le côté contestataire de son cinéma...) et souligne son rapport aux grands genres hollywoodiens qu’il a démystifiés.

Édouard Sivière analyse aussi finement l’organisation de l’espace proposé par la mise en scène d’Altman (le rapport entre le devant de la scène et l’arrière-plan, la manière dont le moindre figurant peut prendre un rôle aussi important que la vedette…) et tout ce qui y concourt : le son (le fameux « brouhaha » de ses films) ou la musique.

Cinéaste délaissé par la critique (Jean-Louis Bourget lui avait consacré un essai en… 1980 et c’est à peu près tout), Robert Altman se voit à nouveau propulsé sur le devant de la scène grâce à cet essai riche et très complet. Gageons qu’il donnera envie de se replonger dans la filmographie de ce réalisateur et qu’il parviendra à convaincre les plus réticents. Et finalement, avec le temps, nous arriverons peut-être à louer dans un même mouvement enthousiaste, et Brian de Palma, et Robert Altman !

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