En liberté provisoire
Un homme à genoux (1979) de Damiano Damiani avec Giuliano Gemma, Michele Placido, Eleonora Giorgi (éditions Artus films)
Fin des années 70, le « poliziottesco » a le vent en poupe en Italie. Témoignant à sa manière des soubresauts de la vie politique et sociale du pays, le genre mêle non sans une certaine roublardise les ficelles d’un cinéma d’action à l’américaine (dans la lignée de Bullitt ou French Connection) et, dans les meilleurs des cas, une touche personnelle typiquement italienne. Le film de Damiani, s’il ne relève pas du genre, sort dans ce contexte de films noirs violents et de crise politique profonde (nous sommes encore au cœur des « années de plomb »). Et il est particulièrement intéressant de voir comment le cinéaste garde en lui quelques caractéristiques de ce cinéma pour s’en éloigner radicalement dans un même mouvement.
Le principal élément qui le rattache à cette tradition, c’est une mise en scène extrêmement sèche, combinant une forme d’hyperréalisme (nous sommes plongés dans la marmite bouillante des rues de Palerme avec une caméra qui accompagne souvent ses personnages au cœur de la ville et de la foule) et l’efficacité du cinéma d’action américain, avec un découpage précis qui élimine toutes les mauvaises graisses (anecdotes, psychologie…) afin de dessiner de la manière la plus claire possible les contours de la toile d’araignée que finit par composer le récit. Damiano Damiani possède indéniablement un style qui lui est propre mais il s’inspire également des succès américains du moment, rendant un hommage évident au Parrain de Coppola même si c’est de manière périphérique (la bague que l’on baise).
Mais ce récit mafieux prend assez vite une tournure plus singulière. Après avoir passé deux ans en prison, Nino (Giuliano Gemma) a réussi à refaire sa vie. Il tient à Palerme un petit kiosque qui propose aux passants pressés diverses boissons. Mais très vite, il est menacé par un tueur à gages engagé par la mafia. On apprend qu’un riche avocat, dont la femme a été séquestrée par des malfrats, a fait appel à l’organisation pour éliminer tous les coupables de cet enlèvement. Nino semble avoir été placé par erreur sur cette liste, du fait de son passé et parce qu’il apportait, sans le savoir, des cafés aux ravisseurs…
Dès lors, Nino se retrouve dans la position d’un homme traqué et la mise en scène de Damiani accompagne au plus près sa trajectoire et les pièges qui semblent se refermer sur lui. Le film séduit par cette manière de tisser un écheveau presque kafkaïen, où le passé du personnage semble toujours ressurgir et où chaque déplacement, chaque action risque de compromettre un peu plus un homme dépassé par les événements. Dans ce cadre, le récit se structure peu à peu autour de la relation avec Platamonte, le tueur incarné par Michele Placido. Confondu dès le départ, celui-ci prend des visages différents : d’abord assez couard, fuyant devant l’homme qui a vu clair dans son jeu puis maître-chanteur avant d’autres rebondissements que nous ne dévoilerons pas.
A travers le personnage de Nino, Damiano Damiani retrouve également l’un des motifs qui parcourt son œuvre : celui de la responsabilité individuelle et de la difficulté pour l’homme de conserver sa liberté. Comme la plupart des héros du cinéaste, Nino est un homme « en liberté provisoire ». Alors qu’il pensait avoir tiré un trait sur son passé, il doit désormais lutter à chaque instant pour sa liberté mais aussi pour sa simple survie. Loin de se contenter d’une dénonciation de la mafia et de ses méthodes (ce qu’il avait fait en 1970 dans Seule contre la mafia), le cinéaste s’intéresse à la manière dont chacun doit composer avec ses antécédents (milieu social, passé, liens familiaux…) pour trouver sa place dans le monde. Lorsque Nino est finalement « pardonné » par le parrain, c’est une autre série de contraintes qui lui tombent dessus et qui remettent en question, une fois de plus, sa liberté.
Tout l’intérêt d’Un homme à genoux tient à ce jeu d’échelle, entre la place où se tient l’individu et cette inextricable toile d’araignée dans laquelle il se débat. Et pour chacun des personnages du film, il y a ce jeu de contraintes et d’une volonté individuelle de ce dépêtrer de l’écheveau. Et c’est ce jeu et ces tensions qui font la force et l’intensité de l’œuvre.