Visage(s) du cinéma italien : 51- Bernardo Bertolucci
La Tragédie d’un homme ridicule (1981) de Bernardo Bertolucci avec Ugo Tognazzi, Anouk Aimée, Laura Morante, Vittorio Caprioli
Alors qu'il a été longtemps considéré comme l’un des cinéastes les plus brillants de sa génération, l’aura de Bertolucci a fini par pâlir et il n’est plus aujourd’hui (c’est un doux euphémisme) en odeur de sainteté. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. Tout d’abord, une fin de carrière très décevante (qui pourra défendre d’infâmes navets comme Little Buddha ou même Beauté volée ?) qui peut légitiment laisser entendre que le cinéaste a été un tantinet surestimé (rétrospectivement, le cinéma de Bellocchio – pour citer quelqu’un de sa génération- parait beaucoup plus riche et passionnant). Ensuite, il y a évidemment la polémique plus récente autour du Dernier Tango à Paris qui a entaché sa réputation. Je ne reviendra pas dessus sinon en faisant deux très rapides remarques. Primo : s’il est difficile de ne pas avoir de compassion pour Maria Schneider et son destin brisé, il faut aussi rappeler que la fameuse scène incriminée reste de la fiction. Si on a raison aujourd’hui de questionner des méthodes de travail qui ne sont plus acceptables, il n’en reste pas moins qu’on reste dans le cadre du jeu de l’acteur simulé et pas d’un viol prémédité. Secundo : autant on peut comprendre le choc traumatique qu’a pu représenter cette scène (surtout que le film a immédiatement été associé à ce passage), en faire la cause unique de la longue descente aux enfers de l’actrice me parait aussi assez réducteur (pourquoi ne pas évoquer le succès de scandale inattendu du film ? Les insultes des spectateurs ? La drogue ?)…
Bref, revenons à Bertolucci pour rappeler qu’il reste aussi l’auteur des très beaux films comme Prima della rivoluzione, Le Conformiste, La Luna et ce fameux Dernier Tango qui garde, malgré ses outrances, une dimension funèbre passionnante.
La Tragédie d’un homme ridicule arrive après les fastueuses années 70 et mettra un petit coup d’arrêt à la carrière de Bertolucci qui devra attendre six ans pour triompher avec Le Dernier Empereur (son dernier bon film ?). On y retrouve certains composants essentiels de son cinéma (la famille, les contradictions de l’individu face à ses choix politiques…) mais dans une forme plus désabusée.
Primo Spaggiari (Ugo Tognazzi) est un riche industriel qui règne sur sa fabrique de fromages (dans la région de Parme, forcément) tel un capitaine de navire observant de loin ses troupes. Son fils Giovanni (Ricky Tognazzi) est enlevé par un groupe mystérieux qui, très vite, demande une rançon… Le contexte politique du moment (les années de plomb que vivait alors l’Italie) laisse présager d’une réflexion sur la lutte armée, le terrorisme et les tenants et aboutissants de l’engagement politique. Or, de manière assez paradoxale car Bertolucci fut un cinéaste engagé, le film laisse volontairement dans le flou les motivations des ravisseurs. A tel point qu’on se demande même s’il s’agit d’une véritable revendication politique… Le réalisateur laisse planer constamment un doute quant aux enjeux de cette demande de rançon et le spectateur se demande si Giovanni, avec la complicité de sa petite-amie Laura (la sublime Laura Morante dans l’un de ses premiers rôles) n’aurait pas organisé lui-même son enlèvement pour faire cracher un père dont il ne reconnaît pas les valeurs. Toutes les interprétations sont possibles et ce désintérêt pour l’aspect purement « policier » (ou « thriller politique ») rend La tragédie d’un homme ridicule aussi intéressant que parfois frustrant car le spectateur aimerait en savoir un peu plus. Mais Bertolucci décentre cet enjeu politique pour ne s’intéresser qu’à son personnage principal et ses états d’âme. Spaggiari est un transfuge de classe, qui a gravi tous les échelons sociaux pour jouir désormais d’une somptueuse villa et bénéficier d’une situation enviée (une épouse élégante incarnée par Anouk Aimée, des relations, de l’argent…). On retrouve un élément clé du cinéma de Bertolucci : celui du grand bourgeois face à sa mauvaise conscience (notamment par rapport à ses convictions et celles de ses proches : un fils marxiste ici). C’est la voix-off de Tognazzi qui prend en charge le récit pour se qualifier immédiatement de personnage « ridicule », petit bonhomme qui enfile véritablement la casquette d’un capitaine de la marine pour observer avec des jumelles son usine et son « équipage ». Le comédien, récompensé à Cannes pour son interprétation, est prodigieux, donnant corps de façon extrêmement subtil aux différents atermoiements de sa psyché. Car de nombreux éléments entrent en compte : son amour pour son fils qui va l’obliger à vendre l’usine, une fausse information (n’en disons pas trop !) qui lui donne l’idée d’un plan machiavélique pour sauver son entreprise (à l’insu de son épouse), un certain désabusement face à la tournure que prend son existence…
Ce que réussit assez bien Bertolucci, c’est à reprendre à son compte ces désillusions quant à son regard porté sur l’action politique : a-t-il lui-même perdu ses idéaux, incapable de croire qu’elle peut désormais changer le monde ou veut-il souligner les apories d’une lutte qui s’est abîmée dans le terrorisme et la violence ? Un conflit générationnel apparaît pour mettre en lumière les contradictions idéologiques du personnage et quelque chose semble bien s’être fracturé malgré une fin plutôt optimiste.
A l’image d’Anouk Aimée apparaissant blanche comme un cadavre au début du film ou de Tognazzi marchant comme un fou dans un champ de maïs, le film fait parfois songer à un ballet de fantômes perdus dans un pays en crise. Et c’est ce côté flottant qui fait l’intérêt de de ce film inabouti mais entêtant.