Visage(s) du cinéma italien : 55- Carmelo Bene
Salomé (1972) de et avec Carmelo Bene et Lydia Mancinelli, Veruschka, Donyale Luna, Daria Nicolodi
Quittons les territoires du « bis » italien pour nous aventurer du côté de l’avant-garde et d’un cinéma proche de l’expérimental avec le cinéaste et dramaturge, un peu trop oublié hélas, Carmelo Bene. Si sa filmographie s’avère peu fournie (cinq longs-métrages, un téléfilm et une poignée de courts-métrages), il reste malgré tout dans les histoires du cinéma comme le réalisateur de Notre-Dame des Turcs qui divisa la Mostra de Venise en 1968 et où il obtint le grand prix du jury. S’il fallait trouver un cinéaste auquel le comparer, il faudrait peut-être aller chercher du côté de Werner Schroeter en Allemagne : même théâtralité exacerbée, même goût pour un baroque échevelé, même lyrisme teinté de provocation…
Même si Bene adapte ici une célèbre pièce d’Oscar Wilde et s’appuie sur un épisode biblique bien connu (Salomé effectuant la danse des sept voiles pour Hérode et lui demandant, en échange, la tête de Saint Jean Baptiste sur un plateau d’argent), le film est difficilement résumable tant il emprunte des voies non-narratives. Le cinéaste joue davantage la carte de la déstructuration du récit, la répétition et l’incantation. Salomé se compose d’une succession de tableaux baroques et psychédéliques qui tournent parfois à de véritables « performances » artistiques où tout le monde s’agite, hurle et se heurte. Songeons, par exemple, à ce moment où Jésus, lors de son dernier repas, jette une bourse pleine d’argent sur la table en affirmant que l’un de ses apôtres le trahira. L’assemblée devient folle, les disciples se jettent les uns sur les autres et s’en prennent à des agneaux qu’ils semblent vouloir dépecer et dévorer tout cru. Ce simple passage permet de cerner la profonde ironie de Carmelo Bene, sa relecture toute personnelle et très iconoclaste de la Bible. Mais ce résumé ne traduira pas pour autant le délire visuel que constitue ce film car il s’agit d’un véritable déluge, un feu d’artifice de couleurs flamboyantes (certains costumes et décors font ressembler quelques plans à des tableaux de Klimt) et d’outrances plastiques. Il y a quelque chose de « camp » dans cette manière qu’a le cinéaste de pousser l’exagération à son comble : maquillages outranciers, extravagances des costumes et des situations (ces postérieurs dévêtus fouettés en gros plan), gros plans expressionnistes et outrés… La théâtralité exacerbée, l’affectation du jeu (notamment celui de Bene qui incarne lui-même Hérode) : tout est fait pour pousser la représentation dans ses retranchements et offrir une vision décadente (« dégénérée » pour reprendre le terme du cinéaste) de la scène du monde. En ce sens, Bene rejoint même parfois certains artisans du « bis » : la colorimétrie du giallo, l’atmosphère décadente et délétère des péplums post-Caligula (même si cette comparaison est évidemment anachronique), les effusions sanglantes du cinéma gore (le Christ s’auto-crucifie sur une croix lumineuse posée à l’horizontale)…
Tout cet apparat, ce « kitsch » volontaire n’a rien pourtant de gratuit et fonctionne plutôt comme un riche réseau de correspondances poétiques et visuelles. Si nous ne verrons pas, à la fin, la scène attendue de la décollation de Jean Baptiste, Bene aura constamment joué auparavant sur la métonymie, filmant en alternance le soleil et des gros plans d’une pastèque que l’on coupe en deux, offrant ainsi une vision cinématographique du fameux « soleil cou coupé » d’Apollinaire et annonçant la fin tragique du prophète. Mais cet exemple pourrait être multiplié, à l’instar de ces jeux de masques auxquels s’adonne le cinéaste, de celui qui semble composé de perles sur le visage du mannequin Veruschka (Myrrhina) à la peau d’Hérode qu’arrache méticuleusement Salomé à la fin du film.
Est-ce à dire que Salomé est un grand film ? Pour le moment, je n’en ai aucune idée (il me faudra le revoir) mais toujours est-il qu’il s’agit d’une expérience étonnante et particulièrement singulière que l’on découvre avec un intérêt constant.