Je crois avoir rencontré Ludovic en 2007 (si je me fie aux premiers commentaires que j’ai retrouvés en parcourant rapidement mes archives). Je dois avouer que si j’ai immédiatement adhéré à son blog, il est l’un des rares de la toile qui m’intimide. Il me suffit de lire un de ses textes pour me dire que je ne pourrai jamais posséder une telle profondeur, une manière aussi unique de tisser des liens secrets entre les films, de lier avec tant d’acuité ce que les œuvres nous disent du monde et comment le monde déteint (pour le meilleur et pour le pire) sur celles-ci.

Pourtant, il m’est très vite apparu qu’il n’y avait aucune pédanterie chez Ludovic et que c’était quelqu’un d’accessible et de généreux. Il a eu la gentillesse de m’offrir deux de ses essais lumineux (Bréviaire de cinéphilie dissidente et Les images secondent) et il prend toujours un instant pour répondre à ses commentateurs, pour dialoguer avec ses interlocuteurs.

Un des traits les plus caractéristiques de sa personnalité, c’est qu’en dépit de ses aphorismes cinglants, de son ironie ravageuse, de sa lucidité qui n’épargne aucune des entreprises d’abêtissement contemporain ; il ne cède jamais à l’éructation ou à l’insulte à l’inverse de certains blogueurs persuadés que la vocifération tient lieu de style et que l’invective suffit à faire d’eux de nouveaux Léon Bloy.

Il y a peu, Ludovic consacrait un texte magnifique aux « dandys » cinématographiques. Si derrière ce terme, on englobe des qualités comme une certaine grandeur d’âme, un individualisme qui n’interdit pas l’empathie, un regard désespéré sur le monde qui n’empêche ni le rire salutaire, ni le feu de la révolte et la quête d’absolu ; alors Ludovic peut être qualifié de « dandy ».

Il y a 5 ans, dans la revue Eléments n°132  (Juillet-Septembre 2009), ce gentleman consacrait le seul article de presse jamais paru sur mon blog (si on excepte une sympathique notule signée par l’excellent Adrien Gombeaud dans un numéro de Positif). L’auteur m’a proposé de le republier ici et d’analyser ce qui avait pu évoluer, depuis 2009,  au cœur du cinéma français.

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Entre 2007 et 2010, j'obtenais de temps à autre du rédacteur en chef de la revue Eléments, la possibilité de traiter d'un blog me semblant digne d'intérêt. Je dois avouer ici que j'avais commencé par le blog littéraire Stalker, car j'avais alors une certaine fascination pour l'invective remplaçant l'analyse (ou du moins la recouvrant), pour le style masquant le fond (ou plutôt le faussant). Cela me passa heureusement assez vite, au profit d'autres critères d'appréciation plus rigoureux mais aussi plus enthousiasmants, qui me permirent alors de parler du brillant Philippe Billé, du non moins excellent tenancier du Café du commerce, du passionnant Ruines circulaires de Pascal Zamor (lequel cependant ne fut jamais publié car la rubrique cessa ensuite d'exister !).

 

C'est dans ce cadre, en 2009, que je présentais et interrogeais le Dr Orlof, compagnon de la blogosphère cinéphilique depuis quelques années déjà. Voici le texte dans son intégralité. Ses réponses sur le cinéma français me semblent cinq ans plus tard toujours pertinentes, mais ce que j'aimerais en ce jour d'anniversaire, c'est qu'il nous dise si ses goûts et opinions d'hier, se sont modifiés ou bien affermis, et si sur le sujet du cinéma français et de ses récurrentes nouvelles vagues, le temps est ou non à l'optimisme.

 

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Désintoxiquez-vous sur le blog du Dr Orlof

 

Les blogs de cinéma sont aujourd’hui légion, s’essayant à la critique consensuelle ou décalée dans le seul but d’arborer avec fierté l’exclusif entretien avec l’étoile montante du moment (qui n’a jamais rien à dire, mais apparaît toujours à bon escient) ou de proposer, en avant-première fébrile, la bande-annonce du prochain « film culte », censée laisser à coup sûr pantois et subjugué, seul critère acceptable désormais  pour juger un film. Les blogs traitant du cinématographe sont de ce fait nettement plus rares. Ils sont pourtant le dernier lieu où des joutes cinéphiliques dignes de ce nom peuvent se dérouler sans censure ni doxa, loin des commandes de l’actualité et du sillage des revues marchandes. Ils sont le dernier endroit, avec quelques publications ayant résisté à l’anomie publicitaire, où peut s’élaborer parmi les œuvres ce qu’il faut oser appeler un tri, et cela en vue d’établir des hiérarchies, attitude suspecte, voire blasphématoire, en temps d’abondance relativiste et de profusion indifférenciée, où la nouveauté se doit d’être systématiquement saluée, c’est-à-dire rentabilisée, quels que soient son propos et sa forme.

Le « Journal du Dr Orlof », qui s’est intéressé en quelques années à plus de cinq cents films, fait incontestablement partie de ces rares îlots non conformes. L’auteur, en effet, n’aime pas plus Dany Boon que Christophe Honoré, ni l’abrutissement goguenard des masses, ni la préciosité convenue des élites. Il développe en revanche un coupable penchant pour Jess Franco (comme son pseudonyme pouvait le laisser craindre) et l’érotisme transgressif du japonais Kumashiro. Il se permet en outre de préférer Luc Moullet à François Ozon (« Que restera-t-il d’Ozon dans 30 ans ? Est-ce que ses mises en scène par « aplats », à la surface des choses, nous paraîtront aussi ringardes et démodées que les mouvements de caméra en « essuie-glaces » de Lelouch ? »), s’autorise à affirmer que les derniers films de Clint Eastwood sont « déplaisants » parce que  manipulateurs et dénués de nuances, tandis que les films de Mocky « fourmillent d’idées pour rendre la vie moins triste et pour se révolter contre notre monde de l’erreur complète » selon les termes de William Blake.

Il nous a semblé intéressant de connaître l’avis de cet admirateur de Jacques Demy et Eric Rohmer sur l’état particulier du cinéma français. En dépit des comédies indigentes, des biographies sans souffle et des pensums hautement référencés, quels auteurs ou quels films pouvaient encore, selon lui, nous permettre d’espérer que cet art ne soit pas aussi mort que celui qualifié de contemporain :

 

« Même si le constat ne s’applique pas uniquement au cinéma français, j’ai le sentiment que seules quelques individualités aux personnalités très fortes sont aujourd’hui capables de ne pas nous faire totalement désespérer du cinéma français. L’un des paradoxes de ce cinéma, c’est qu’il cherche aujourd’hui à s’éloigner de ce qui a toujours fait sa force, à savoir ses marges. Que ce soit en copiant (presque toujours malhabilement) le cinéma américain (voir les productions Besson) ou en visant un « cinéma du milieu » (qui n’est bien souvent que l’expression d’un cinéma d’auteur de plus en plus figé dans ses tics et une nouvelle forme d’académisme dont Christophe Honoré pourrait, effectivement, représenter l’emblème le plus frappant), il ne parvient qu’à produire des œuvres calibrées pour des « marchés » spécifiques (pour schématiser : Dany Boon pour le « grand public » et Olivier Assayas pour le lecteur cultivé du Monde et de Télérama).

« Il existe encore, bien heureusement, des œuvres totalement libres, mais force est de constater qu’elles sont la plupart du temps signées par des cinéastes d’un âge plus que respectable (je pense aux dernières merveilles qu’ont pu réaliser Alain Resnais, Agnès Varda, Eric Rohmer ou Claude Chabrol) et qu’on ne voit pas encore se profiler à l’horizon les francs-tireurs pouvant prendre le relais de Jean-Pierre Mocky ou du regretté Gérard Blain. »

Pour ma part, j’en vois essentiellement deux : Bruno Dumont et Philippe Grandrieux. Ce sont deux cinéastes qui me paraissent avoir les personnalités les plus fortes, mais cela ne signifie pas qu’il n’en existe pas d’autres. Certaines individualités (Ramos, Guiraudie, Moutout, Mouret…) sont également très prometteuses, et il peut même arriver que ces univers personnels puissent toucher le grand public. Un des plus beaux exemples récents est sans doute La graine et le mulet d’Abdellatif Kéchiche, rencontre miraculeuse entre une vraie exigence d’auteur et un certain succès public. »

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Pour répondre très rapidement à Ludovic, je crois que je ne changerais quasiment pas une ligne à ce que j’ai dit il y a cinq ans à propos du cinéma français. Hélas, les grands cinéastes nous ont quittés depuis (Rohmer, Chabrol, Resnais…) mais on peut toujours se consoler en soulignant l’arrivée de nouveaux noms (Guillaume Brac, Bonello…). Quant au « jeune cinéma français », il est sans doute trop tôt pour tirer un véritable bilan de ces premiers films soutenus par la critique mais dont on peine à savoir s’ils sont vraiment novateurs ou s’il s’agit de simples « cartes de visite » pour un accès direct au « ventre mou » du « cinéma d’auteur hexagonal » (pour ma part, j’ai trouvé très sympathique La fille du 14 juillet et j’ai détesté La bataille de Solférino).  

Encore une fois, je dirais que ce qui m’intéresse le plus dans ce cinéma français, ce sont ses marges (comment ai-je pu oublier, il y a cinq ans, de citer Brisseau et Garrel ?) tandis que ses têtes de gondole me semblent de plus en plus indigentes (ce n’est plus vraiment Dany Boon qu’il faudrait citer aujourd’hui mais Dubosc, Clavier, Kad Mérad et Omar Sy !). Quant au cinéma « d’auteur », même les Cahiers ont très justement pointés récemment ses tares et l’on espère sincèrement qu’il parviendra à renaître loin du naturalisme étriqué ou de la coupe sociologique convenue (j’ai très peur de découvrir Bande de filles de Sciamma !).

Rendez-vous dans cinq ans ? 

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