L'ange exterminé
J’irai comme un cheval fou (1973) de Fernando Arrabal avec Emmanuelle Riva, Marco Perrin
J’évoquai en ces pages il y a quelques temps les films de Jodorowsky et tentai, tant bien que mal, de vous faire saisir le caractère rigoureusement déjanté de son cinéma. Eh bien si vous voulez situer les films d’Arrabal, c’est à cette aune qu’il faut les mesurer. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si les deux hommes fondèrent, avec le grand Topor, le mouvement Panique et qu’il est facile d’établir entre eux des passerelles tant leurs univers prolongent d’une certaine manière la révolution surréaliste du début du siècle.
Malgré les ressemblances que le spectateur peut relever entre La montagne sacrée et ce film, il est aussi très facile de les distinguer. Pour ma part, je trouve Arrabal moins « esthète » que Jodorowsky. Plastiquement, J’irai comme un cheval fou est moins impressionnant qu’El topo ou La montagne sacrée. Par contre, même si la symbolique d’Arrabal n’est pas sans une certaine lourdeur (nous allons y revenir), son film a le mérite de moins s’aventurer dans les régions du mysticisme bêta où s’embourbe parfois « Jodo ».
Résumer J’irai comme un cheval fou est, bien entendu, une gageure à laquelle je ne me risquerai pas. Sachez juste que ce film repose sur une trame toute simple (un homme fuit après le meurtre de sa mère et rencontre dans un désert un petit homme mystique, doué de pouvoirs surnaturels) prétexte à une multiplication de scènes chocs et de provocations plus ou moins poétiques.
Avouons-le tout net : le côté provocateur du film a pris un petit coup de vieux. Aussi efficace soit-elle à un moment donné, la volonté trop ostentatoire de choquer finit par ne plus faire l’effet que d’un pétard mouillé. Si le cinéma de Buñuel reste si dévastateur, si subversif ; c’est qu’il ne joue jamais la provocation directe mais parvient par son sens du rêve, de l’inconscient et du paradoxe à mettre à nu tous les mécanismes sociaux et à les laisser pour ce qu’ils sont réellement (de ridicules rituels). Chez Arrabal, il y a toujours la volonté d’épater le bourgeois. Or si la scène finale de cannibalisme est répugnante à souhait, elle a presque des airs de déjà-vu lorsqu’on connaît les films des bouchers charcutiers du cinéma bis italien (D’Amato, Deodato, Lenzi…). De la même manière, la scène où nos deux héros défèquent tranquillement dans le désert (je pense que cette action doit procurer un grand bien-être puisque Wenders a filmé une scène semblable dans l’état des choses !) ou celle de coprophagie paraît bien anodine comparée à certaines vidéos qui circulent sur le net (je maudis mes petits frères de m’avoir montré ce truc qui tourne un peu partout et dont l’intérêt est de filmer les réactions des victimes pour les diffuser sur YouTube et autres…).
Pourtant, J’irai comme un cheval fou est un film intéressant, preuve une nouvelle fois de l’inventivité d’un cinéma qui, à la fin des années 60 et durant les glorieuses 70’, n’obéissait à aucune règle, à aucun carcan. Arrabal signe ici moins un film qu’un collage de visions, parfois un peu lourdes symboliquement (lorsqu’il s’agit de dénoncer la pollution en filmant un couple qui fait l’amour avec des masques à gaz, par exemple) mais parfois assez stupéfiantes.
Tout ce qui a rapport avec la mère (incarnée par Emmanuelle Riva, l’inoubliable héroïne d’Hiroshima mon amour, livrée ici aux derniers outrages !) est traité de manière impressionnante. Dans cette fable lourde en réminiscences psychanalytiques, il s’agit tout simplement de se débarrasser d’une figure maternelle assimilée à la fois au poids de la religion catholique (on ne compte plus les plans où l’on voit le héros enfant martyrisé, castré, fusillé et torturé de manière à ce que cette violence soit assimilée à celle de l’Eglise…) et de l’Etat. Viva la muerte, le premier film d’Arrabal était déjà un virulent pamphlet antifranquiste et l’on retrouve ici cette haine de tout ce qui entrave l’individu et sa liberté dès l’enfance, dictature cristallisée dans la figure de la mère.
Certaines images blasphématoires sont d’une grande beauté et renvoient aux meilleures toiles de Dali (cette figurine du Christ qui se met à saigner quand l’enfant lui enlève les clous et lui arrache les bras).
Face à cet enfant mutilé, cet ange exterminé ; Arrabal oppose la vie au grand air de l’ermite, loin de la société des hommes et du pouvoir de l’argent. Encore une fois, le discours est parfois assez naïf mais ce n’est pas là qu’il faut juger le cinéaste.
Il faut d’abord se concentrer sur sa capacité à faire se télescoper des images venues de nulle part, si ce n’est de l’inconscient de son personnage principal. Par son art du montage (très virtuose), le film dégage une énergie et une certaine poésie auxquelles on ne reste pas indifférent…