Une affaire de femmes
Johnny Guitar (1954) de Nicholas Ray avec Joan Crawford, Sterling Hayden
-Ca y est!
-Ca y est, quoi ?
-Je l’ai enfin vu…
-Soit plus explicite : qui as-tu vu ? Michel Sardou ? Le pape ? Les réformes tant promises par Nabot 1er ?
-Johnny Guitar !
-Ben mon vieux, tu n’es pas le premier !
-Oui mais ça faisait partie des classiques que je n’arrivais toujours pas à voir ! Sais-tu que je n’ai jamais vu Autant emporte le vent et La mélodie du bonheur…
-Bah ! Tu ne perds rien ! Mais c’est cette découverte qui te donne cet air contrarié ?
-C’est que…
-Ne me dis pas que tu as été déçu !
-Bien au contraire mais tu connais mes réticences lorsqu’il s’agit de parler des films les plus célèbres. Je suis plus à l’aise avec d’obscurs nanars avec Brigitte Lahaie !
-Fais comme avec les autres films de Ray : évoque les thèmes récurrents qui traversent son œuvre…
-OK ! L’ambiguïté des personnages, la violence tapie au cœur des individus, menaçant de ressurgir en geyser à tout moment…Mais je l’ai déjà beaucoup dis et je risque de lasser…
-Bah ! Faut pas avoir peur de ressasser…
-Je voudrais trouver une approche plus originale
-Parle des femmes…
-J’y pensais. Tu connais la phrase de Michel Pétris évoquant le rouge dans Traquenard (du même Ray) et le qualifiant de « synecdoque de la féminitude forcée de batailler entre sa fragilité et sa sauvagerie »
-C’est qui, Pétris ?
-T’occupe ! On retrouve ça, à mon sens, dans Johnny Guitar. Tu remarqueras que le film semble n’avoir été réalisé que pour permettre aux deux femmes qui en tiennent la vedette (Vienna et Emma) de se battre en duel à la fin. Ce sont vraiment les femmes qui portent la culotte ! Regarde Johnny : il a même troqué son revolver de meilleur tueur de l’Ouest contre un objet beaucoup plus féminin : une guitare !
-On peut y voir aussi un symbole phallique…
-T’es con !
-Tu vas pas nous refaire le coup du film homo ?
-Non, non ! Mais je trouve que le premier commentaire qu’un aimable lecteur m’a laissé sur La fureur de vivre explicite parfaitement ce que représente pour moi le cinéma de Ray.
-Sois plus clair
-Eh bien, son œuvre est perpétuellement tiraillée entre les desideratas des studios pour lesquels il tournait (faire avec La fureur de vivre un film de prévention contre la délinquance juvénile) et ses exigences personnelles (qui permirent au film de devenir l’œuvre phare que l’on sait). Johnny Guitar, c’est la même chose : une trame ultra classique de western soulevée par des courants passionnels intenses et ambigus, des personnages tiraillés entre le présent et le passé, le vernis social et la violence primitive (Johnny semble avoir beaucoup joué de la gâchette dans sa jeunesse), entre la masculinité et la féminité (Joan Crawford qui troque sa robe blanche et virginale contre un jean et une chemise rouge beaucoup plus provocante)…
-C’est le même rouge que celui dont ton Pétris parlait ?
-Oui, et que l’on retrouve dans le foulard que Vienna passe sur sa chemise jaune pétante !
-Là, je sens que tu vas amener discrètement le terme « flamboyant » pour qualifier le film…
-Nous ne sommes pas à Télérama ! Bon, n’empêche que je serais de mauvaise fois si je ne reconnaissais pas ce caractère à Johnny Guitar !
-Je t’ai coupé… Des personnages ambigus, donc ?
-Oui ! Je ne sais pas comment exprimer ça de manière très claire mais lorsqu’on découvre le film, on sent qu’existent en eux des liens complexes et passionnels, des volcans de violence prêts à entrer en éruption…Et pourtant, le cinéaste n’est jamais ni explicite, ni lourdement psychologue…
-La grande classe du cinéma classique hollywoodien !
-Sans doute mais portée ici à un point de perfection assez unique. Je ne trouve pas d’autre mot que « profond » pour le désigner…
-Chef d’œuvre ?
-Aussi. Mais ça, tout le monde le sait…