L'oiseau justicier
Judex (1963) de Georges Franju avec Channing Pollock, Francine Bergé, Edith Scob
Lorsque sont évoqués les grands courants originels du cinéma, il est souvent convenu de distinguer les œuvres s’inscrivant dans la lignée des frères Lumière (le réalisme ontologique du cinéma cher à André Bazin) et ceux qui poursuivent vaillamment la lignée de Georges Méliès (le fantastique, le merveilleux). Au-delà du schématisme réducteur de cette opposition, il existe une troisième voie bien souvent occultée et rarement empruntée par les cinéastes ; celle que l’on pourrait appeler la « voie Feuillade ».
Rares sont les artistes qui se réclamèrent du merveilleux auteur des Vampires, inventeur du serial et des sagas feuilletonesques elles-mêmes inspirées de la littérature populaire de la Belle Epoque (Leroux, Leblanc, Sue, Souvestre et Allain…). Georges Franju, étoile filante dans le firmament du cinéma français, fut l’un des rares à se réapproprier cet héritage et à redonner vie à ces univers mystérieux et poétiques (revoyez le très beau Les yeux sans visage).
A l’origine, Judex est un ciné-roman coécrit par Feuillade et l’écrivain Arthur Bernède (un autre classique des seconds rayons dont l’ouvrage le plus célèbre est indéniablement Belphégor). Il s’agissait pour le cinéaste de lancer un nouveau serial dont le héros ne serait plus un bandit (comme dans Fantômas) mais un vrai justicier. Ces 12 premiers épisodes (datant de 1916) seront suivis d’une autre série (qui a très mauvaise réputation) : Nouvelle mission de Judex.
En 1963, Franju fait appel à un grand spécialiste de Feuillade et de la littérature populaire (l’excellent Francis Lacassin) pour rédiger le scénario redonnant vie à ce héros justicier. Revoilà donc sous les traits de Channing Pollock le héros justicier bien décidé à en découdre avec un banquier véreux dont la fortune s’est bâtie sur diverses malversations.
Franju ne cherche jamais à dissimuler son hommage au serial et il ne lésine pas sur les emprunts : intrigue feuilletonesque qui multiplie les rebondissements rocambolesques, clins d’œil aux classiques du genre, goût pour les atmosphères étranges et irréelles (les cimetières la nuit, par exemple), pour les portes dérobées et les passages secrets (voir tous ces gadgets qui permettent l’ouverture de cloisons coulissantes)… A cela il faut ajouter une bonne dose d’humour cocasse (le piteux détective Cocantin qui rappelle le Mazamette des Vampires) et une foultitude d’emprunts et de références.
Citons en vrac : Cocantin en train de lire un épisode de Fantômas, Francine Bergé endossant la tenue noire et moulante d’Irma Vep (l’inoubliable Musidora des Vampires), les multiples déguisements qui renvoient, là aussi, à Fantômas (Ah ! le strip-tease de Francine Bergé travestie en bonne sœur !)…
Pourtant, le film n’est jamais plombé par ces citations et Franju parvient, pour peu que l’on se laisse prendre au jeu et qu’on ne se laisse pas rebuter par les perpétuels coups de force scénaristiques, à réaliser un film captivant de bout en bout et d’une réelle beauté.
Plus que le dénouement de l’histoire (dont, à vrai dire, on se fiche un peu), on se laisse happer par le force « poétique » de la mise en scène du cinéaste. La séquence du bal costumé, où Judex apparaît sous un masque d’oiseau et se met à effectuer des tours de magie, est absolument fascinante : majesté des décors, fluidité des mouvements de caméra, musique un peu envahissante (mais à bon escient) de Maurice Jarre… C’est vraiment très, très beau.
Tout le film est traversé par ces images à la lisière du fantastique et du surréalisme : les hommes de Judex qui grimpe sur une façade la nuit, le crucifix/stylet de la très sexy Francine Bergé, la silhouette évanescente de la diaphane Edith Scob dans les couloirs de son château…
Jamais Franju (cinéaste dont je n’aime pas tous les films : son adaptation de Zola La faute de l’abbé Mouret me semble assez pitoyable) n’est autant à l’aise que dans ces univers irréels et énigmatiques.
Avec Les yeux sans visages, Judex me parait son meilleur film (je ne les ai pas tous vus) : une œuvre à la fois révérencieuse par rapport au serial de Feuillade et pourtant totalement originale, pleine de mystère et de poésie.
A redécouvrir d’urgence…
NB : A lire : un entretien avec Georges Franju chez l’ami Clifford Brown.