Ciné 68 (1)
Week-end (1967) de Jean-Luc Godard avec Mireille Darc, Jean Yanne, Jean-Pierre Léaud, Jean-Pierre Kalfon, Juliet Berto
Cette fois, nous y sommes vraiment ! Les commémorations du joli mois de mai 68 vont battre leur plein, pour le meilleur et pour le pire. Mon pessimisme naturel aurait tendance à ne voir que le mauvais côté des choses, à savoir l’extraction de la naphtaline de toutes ces vieux rogatons jadis révoltés, reconvertis en balais-brosses de toutes les ignominies présentes (l’hideux Glucksmann, les larves July, Joffrin ou Cohn-Bendit –Ah, ce pauvre Cohn !-…). Mais il y a aussi de fort belles choses comme par exemple, la réédition du fameux disque intitulé Pour en finir avec le travail (un titre ô combien d’actualité !) avec « la meilleure soixante-huiterie chantante » [Godin], celle des groupes d’intervention du CMDO (comité pour le maintien des occupations) (« le vieux monde et ses séquelles,/ nous voulons les balayer./ Il s’agit d’être cruels,/ Mort aux flics et aux curés. ») , de bien jolis titres composés par Debord (la java des bons enfants) ou Vaneigem (la vie s’écoule, la vie s’enfuit) et trois tubes détournés par Jacques Le Glou, que ce soit La bicyclette de « Montand-la-joie » devenu La mitraillette (« Makhno, Villa et Durruti/ ont déjà su manier l’outil/ qui fait revivre la poésie,/la mitraillette. ») ou le Il est cinq heures de Dutronc (« Toutes les centrales sont investies,/ les bureaucrates exterminés,/Les flics sont sans merci pendus/ à la tripaille des curés./Il est cinq heures./Paris s’éveille (bis)). (à télécharger ici)
Il faut également signaler une jolie programmation sur les chaînes câblées (ne loupez pas la société du spectacle de Debord la semaine prochaine !) qui a débuté par l’un de mes films préférés de Godard, Week-end, présenté par…Jacques Le Glou (voilà le pourquoi de ma longue introduction !).
Pour comprendre à la fois la réalité de la société française à la fin des années 60 mais également le dégoût qu’elle pouvait alors susciter, je crois qu’il n’y a pas mieux que de se replonger dans ce film.
Acte 1 : les turpitudes de la bourgeoisie.
Corinne (Mireille Darc) et Roland (Jean Yanne) sont mariés. Il a une maîtresse et souhaite se débarrasser de sa femme mais pas avant d’avoir touché l’héritage de la belle-mère. Quand à elle, elle fréquente aussi d’autres hommes et souhaite pareillement que son mari se casse le cou de manière « accidentelle ». En culotte et en soutien-gorge, Mireille Darc est saisie par l’objectif de Godard qui l’écoute interminablement en train de raconter ses partouzes de nantie. Seule la (superbe) musique d’Antoine Duhamel vient préserver l’oreille du spectateur et lui épargner les détails trop crus. Déjà le cinéaste joue sur la dissonance entre l’image et le son et nous met à distance (un peu à la manière d’Haneke –vous ne jouirez pas de ce récit graveleux- même si au bout du compte, la démarche de Godard est à l’extrême opposée de celle de l’autrichien)
Acte 2 : Le grand embouteillage.
C’est sans doute le passage le plus célèbre et le plus extraordinaire d’un film qui n’en est pourtant pas avare. Un travelling de trois cents mètres sur un immense embouteillage : concert de klaxons, voitures emboîtées les unes dans les autres, morts sur les bas-côtés, passagers qui jouent à la balle ou aux échecs sur la route… Ce fabuleux mouvement de caméra englobe d’un seul coup d’œil toute une société asservie au culte de la bagnole et des loisirs, d’une civilisation en route vers le chaos et le néant. Quelques minutes auparavant, Roland et Corinne s’étaient fait tirer dessus pour une petite collision avec un véhicule voisin : ne compte désormais plus que le système des objets (cher à Baudrillard) et la consommation (cette « sommation aux cons » comme dirait Jacques Sternberg) à outrance. Un peu plus tard, nous verrons Mireille Darc hurler de désespoir après un accident particulièrement violent. Nous réaliserons qu’elle n’est pas en train de pleurer les morts mais son sac Hermès !
Acte 3 : Apocalypse now
Sorti de l’embouteillage, notre couple part en virée sur les routes de l’Ile-de-France et le film peut alors déployer son incroyable forme picaresque, totalement déconstruite. Godard rompt avec la narration traditionnelle et fait avancer son film au gré des rencontres bizarroïdes du couple (ce qui fait dire à Jean Yanne « putain, fait chier ce film ! On rencontre que des malades ! ») Roland et Corinne croiseront Saint-Just (Jean-Pierre Léaud), Joseph Balsamo, Emilie Brontë qui lit du Lewis Carroll (sans doute la grande influence du film), un pianiste dans une exploitation agricole avant de finir entre les mains du FLSO (Front de libération de Seine et Oise), groupe de guérilleros n’hésitant pas à recourir au cannibalisme !
Comment définir alors la substantifique moelle de ce film hors du commun, d’une inventivité formelle sidérante. Peut-être en reprenant les mots du magicien Balsamo (alias le comte de Cagliostro) lorsqu’il annonce « la fin de l’âge grammatical et le début du flamboyant ».
Il y a quelque chose de cet ordre dans le film qui propose le tableau d’une société industrielle au bord de l’apocalypse (les routes sont truffées de carcasses de voitures en flammes), où la beauté et la poésie n’ont plus leur place (Emilie Brontë est immolée par Roland) mais où gronde également la révolte.
Godard n’hésite pas à faire dire à ses guérilleros anthropophages qu’« il faut dépasser l’horreur de la bourgeoisie par plus d’horreurs encore » ou à laisser parler les peuples opprimés. C’est ce très long passage où un immigré algérien et noir africain expriment leur révolte et appelle leurs semblables à la lutte armée.
Notons au passage que Week-end est le « dernier » film de Godard à sortir dans les circuits traditionnels (il n’y reviendra qu’au début des années 80). Après cette expérience, il se lancera dans l’aventure du cinéma militant avec le groupe Dziga Vertov et la prolongera avec la vidéo dans les années 70.
Après La chinoise, on sent que le discours s’est musclé et radicalisé. Cela n’empêche pas Week-end d’être un film plein d’humour et à mille lieues du catéchisme bébête du cinéma militant. Le cinéaste vise d’abord à révolutionner la forme même du cinéma : par le montage, par le travail sur la bande-son (saturée de bruits « parasites » et notamment celui du klaxon) et par une pratique très habile de la distanciation (ses fameux cartons, les détails incongrus dont le film est truffé …)
Je me souviens avoir lu un critique disant que seuls certains grands films déconstruits, datant d’ailleurs de la même époque, comme Des oiseaux petits et grands de Pasolini ou La voie lactée de Buñuel pouvaient être comparés au film de Godard. Ce n’est pas faux ! Mais même si vous connaissez mon amour pour le cinéma de Don Luis, je crois que Week-end les surpasse largement par sa vigueur et son agressivité (comment résister à ce moment où Kalfon déclame les chants de Maldoror en accompagnant la prose fulgurante de Lautréamont avec sa batterie ?)
Un an après, c’est toute un société qui refusera le temps d’un (trop) bref intermède le joug de cette société de consommation et de loisirs planifiés.
C’est dire si le film de Godard reste un immense chef-d’œuvre visionnaire…