Redécouvrir Grémillon
L’amour d’une femme (1953) de Jean Grémillon avec Micheline Presle, Gaby Morlay, Julien Carette
Jean Grémillon est vraiment un cas à part au sein du cinéma français. D’une certaine manière, on pourrait le désigner comme l’éternel grand oublié. Il n’eut pas, en effet, l’heur de plaire aux critiques de la future Nouvelle Vague et n’accéda pas au panthéon des « modernes » aux côtés des Vigo, Renoir, Bresson, Becker, Guitry, Tati ou Melville.
Parallèlement, les tenants de la tradition poussiéreuse lui ont toujours préféré des cinéastes dont la gloire me paraît usurpée et qui n’ont pas un dixième du talent de Grémillon (je pense à des gens comme Carné, Autant-Lara ou l’assommant René Clair ; sans parler des tâcherons comme Decoin ou Allégret !)
Et pourtant, le ciel est à vous est sans doute l’un des plus beaux films jamais tourné en France et c’est avec un grand plaisir et un certain étonnement que j’ai découvert l’ultime film du cinéaste : l’amour d’une femme.
Etonnement car ce mélodrame délicat aborde avec un véritable tact un sujet on ne peut plus contemporain : l’émancipation de la femme du carcan de son foyer et de son rôle de mère et ménagère.
Micheline Presle (superbement fragile et déterminée) incarne une jeune femme médecin nommée à la campagne et plus précisément sur l’île de Ouessant (c’est dire la partie de plaisir !). Peu à peu, elle se fait adopter par les habitants du cru et ses compétences médicales sont reconnues. Elle s’entiche alors d’un bel ingénieur qui lui demande de renoncer à sa profession et de devenir son épouse…Dilemme cornélien : l’amour ou le travail ?
Qu’au début des années 50 (époque furieusement rétrograde), un cinéaste offre aux spectateurs le portrait d’une femme qui sacrifie son amour pour affirmer son individualité à travers sa profession ; voilà qui a de quoi surprendre. Mais Grémillon ne s’avance jamais sur le versant « sociologique » que pourrait éventuellement appeler le film (ce n’est pas Cayatte) : il préfère se consacrer aux états d’âme de personnages qu’il peaufine d’un superbe coup de crayon (de caméra serait plus juste).
L’amant éconduit pourrait, par exemple, être un gros macho caricatural ne désirant que s’accaparer une femme et la mettre à sa botte. Rien de ça ici : l’homme reste sans doute prisonnier de certains préjugés ancestraux (la femme doit rester à la maison et s’occuper de ses enfants) mais il est traité avec délicatesse et sans caricature ; le cinéaste prenant soin de le montrer plutôt démuni face à la détermination de cette femme et même effondré car son amour est absolument sincère (entre parenthèse, le personnage est très beau mais l’acteur italien qui l’incarne est un brin insipide).
De la même manière, Grémillon ne jacasse pas bêtement pour mettre toutes les femmes au turbin (je crois à l’émancipation par le travail à peu près autant qu’à celle promise aux prisonniers qui cassent des cailloux dans les bagnes !). Là encore, il s’intéresse à une individualité qui a décidé de mettre son savoir et son talent au service de la communauté et de soigner son prochain. Si on examine dans le détail la manière dont il peint ce personnage, on réalise à quel point la subtilité est de mise. Micheline Presle n’est ni une sainte qui vient apporter généreusement son aide aux ploucs bretons (jamais il n’est question de sauver « gratuitement » la petite fille comme le font remarquer sarcastiquement certains autochtones), ni même quelqu’un qui cherche à se distinguer de la petite communauté qui l’entoure mais une femme ordinaire qui a juste ce « petit truc » en plus qui en fait une magnifique héroïne du cinématographe.
Si l’on excepte les deux enfants, les personnages parlent « juste » chez Grémillon, on n’entend jamais le phrasé « Comédie-Française » qui m’irrite tant dans le cinéma franchouillaud des années 50. Le cinéaste est un « impressionniste » qui filme par petites touches une communauté vivante (les scènes de groupe, que ce soit au bistrot avec le bedeau en mal d’alcool ou celle de l’enterrement, sont très réussies) et peaufine avec beaucoup de tact ses personnages.
Voyez le magnifique personnage qu’incarne Gaby Morlay, institutrice prête à prendre sa retraite et qui repense aux générations d’enfants pour qui elle a sacrifié famille et amour. Rien n’est écrit dans le marbre chez Grémillon et s’il montre avec empathie une femme qui veut pouvoir travailler, il n’en fait pas non plus une panacée et montre que cela peut conduire à la solitude la plus terrible.
D’une manière plus générale, le film est hanté par la terreur de la solitude, de la vieillesse et de se retrouver seul quand viendra le dernier soupir. Là encore, rien de pesant dans l’atmosphère d’un film qui sait mêler une certaine joie de vivre à une vraie mélancolie.
Et si la fin s’inscrit dans la tradition d’un certain mélodrame, elle reste ouverte à l’espoir.
Et c’est ce qui touche le plus dans cette œuvre pudique et profonde, subtile et tout simplement humaine…