Tropical malady (2004) d’Apichatpung Weerasethakul

 

 

 

En deux films, le cinéaste thaï Apichatpung Weerasethakul (que nous appellerons désormais AW pour des raisons qu’il  me semble inutile de préciser. Quelle idée d’avoir un nom pareil alors qu’il est si simple de s’appeler Bernard-Henri ou Jean Edern !) est devenu la coqueluche de la critique française. Qu’on les aime ou non, il est vrai que le magnifique Blissfully yours ou cet étonnant Tropical malady ne laissent pas indifférent et il paraît difficile de nier la singularité du regard de l’auteur et son immense talent de metteur en scène.

Comme Blissfully yours, le film est bâti en deux parties. Dans la première, nous suivons l’idylle entre le soldat Keng et un jeune paysan Tong. Amour platonique mais néanmoins assez fort, que le cinéaste filme par petites touches impressionnistes. Regards troublés, gestes à peine esquissés, jeux enfantins et complices ; AW joue la carte de la sensation plutôt que de la narration et n’utilise son canevas dramatique (réduit à une peau de chagrin) que pour proposer des variations autour du thème de la naissance d’un amour (dans ce qu’il a de plus fleur-bleue d’ailleurs).

Il serait tentant d’opposer à la seconde partie totalement fantasmagorique du film, ce premier mouvement « réaliste » mais c’est plus compliqué que ça. Dès le début de cette idylle, la mise en scène d’AW reste « ouverte » à toutes les digressions, à tous les modes de narration. Ca va de la description la plus triviale de la réalité quotidienne à Bangkok (les karaokés, les salles de jeux vidéo…) jusqu’au récit d’une légende que conte une vieille femme en passant par la visite d’une grotte qui préfigure déjà la course dans les ténèbres de la seconde partie.

 

 

Puis comme dans Blissfully yours (où le générique commençait à défiler après 50 minutes, annonçant une sidérante escapade dans la jungle et une rupture totale avec la première partie du film) et les derniers films de Lynch (Lost highway, Mulholland drive) ; Tropical malady se rompt en son centre. Une ellipse phénoménale nous plonge désormais du côté du seul Keng (son amant a disparu) qui s’enfonce dans la jungle pour chasser le « monstre » (un tigre ? son esprit ? un homme ?) qui tue les vaches de la région. A partir de là le film devient, lui aussi, assez sidérant et devrait être montré dans toutes les écoles de cinéma. Car sur le papier, je me demande qui relèverait le pari de captiver le public avec pendant une heure un homme seul dans la jungle, sans le moindre dialogue ! Et bien AW relève ce pari avec un incroyable brio. Par la grâce d’une mise en scène constamment inspirée, il arrive à donner physiquement l’impression d’enfermement, d’étouffement qui enserre le personnage. Ses plans (souvent larges) sont d’une faramineuse beauté et ne parlons même pas de la richesse de la bande-son qui nous plonge dans un bain sensoriel incroyable.

Le cinéaste retrouve la magie du cinéma muet (il a parfois recours à des intertitres), quitte les chemins du réalisme pour nous plonger dans une quête intérieure où se mêlent à la fois le merveilleux (le singe qui guide le soldat), la légende chamaniste (cet esprit du tigre) et la pure fantasmagorie. C’est à la fois complètement oppressant et fascinant.

 

 

Comme pour Mulholland drive, et même si ce n’est peut-être pas la bonne solution, on cherche à épuiser la richesse du film en trouvant des explications rationnelles. On peut voir dans ce périple de Keng au cœur de la jungle la face cachée de l’idylle amoureuse décrite dans la première partie. Après le côté ultra-sentimental de la romance, AW plonge dans les affres plus sombre de l’amour. On peut supposer que Keng cherche à la fois son amant disparu mais également lui-même. C’est le singe qui le prévient : le tigre qu’il chasse est à la fois son compagnon et sa proie. Double visage de l’amour que le cinéaste dévoile en nous plongeant au cœur des instincts, des pulsions, de l’animalité (Keng se couvre de boue pour se camoufler).

Des critiques ont avancé le nom de Tourneur : c’est assez juste. On se souvient que les transformations de Simone Simon en panthère dans le sublime La féline regorgeaient de significations érotiques.  La confrontation avec le tigre (la séquence est d’une beauté à couper le souffle, parole !) relève du même ordre. Mais c’est surtout à Vaudou que l’on pense : cette manière de faire ressurgir tout ce qui est enfoui par la magie , en faisant appel à la suggestion et au déchaînement des forces surnaturelles.

 

 

Pour entrer dans ce film, il faut laisser de côté son envie de tout comprendre et accepter un rythme totalement différent de ce qu’on a l’habitude de voir sur les écrans. Et là, je vous assure qu’on ne ressort pas indemne de la vision de cet OVNI assez abasourdissant…

 

 

NB/ Deux petites choses qui n’ont rien à voir. Vous avez souvent eu l’occasion de lire après mes notes les commentaires toujours pertinents de Ludo. Et bien sachez qu’il a désormais un blog consacré au cinéma bis dont je vous recommande chaleureusement la lecture : ici.

 

 

L’autre chose est une petite annonce. Je recherche désespérément (selon la formule consacrée !) le numéro 421 de La revue du cinéma (de novembre 1986). Si vous avez l’occasion de fouiller vos greniers (ou celui de vos parents !) , d’arpenter les bouquinistes ou les Emmaüs ; pensez à moi : vous aurez droit à ma reconnaissance éternelle ! (je suis prêt à vous l’échanger contre le DVD de Nosferatu de Murnau)   
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