Ciné 68 (3)
Milestones (1975) de Robert Kramer et John Douglas
C’est le premier film que nous voyons de Robert Kramer et pas n’importe lequel puisque par son ampleur (une durée de 3h 20, un tournage étalé sur près de trois ans…), Milestones fait figure aujourd’hui de jalon dans l’histoire de la contre-culture américaine.
Le cinéaste et son coéquipier John Douglas dressent ici un état des lieux de la contestation aux Etats-Unis à travers les portraits d’une cinquantaine de personnages dont la principale caractéristique est de remettre en cause la manière de vivre de leurs pères. Cela va de la vieille couturière new-yorkaise à la communauté hippie en passant par le militant tout juste sorti de prison et l’engagée pour la cause des prisonniers.
J’ai d’abord cru, en toute bonne foi, que Milestones était un pur documentaire. Or au détour d’une scène, nous voyons un homme menacer une jeune femme avec un revolver et s’apprêter à la violer. Un doute s’est alors immiscé dans notre esprit et nous avons réalisé (sans doute un peu tard !) que Kramer n’hésitait à recourir ni à la fiction (les passages les moins documentaires sont aussi les moins bons), ni à l’allégorie. Car il est question dans ce film et de la guerre du Vietnam, et du génocide indien, et de l’esclavage des noirs.
Ces questions ne sont jamais abordées frontalement mais par des voies détournées. Kramer interroge le passé de son pays, se livre à une critique en règle et tente de cerner où se situe désormais la contestation et ce qu’est devenu le vaste mouvement utopique qui déferla comme une vague rafraîchissante à la fin des années 60.
Cette manière qu’ont les cinéastes d’embrasser l’histoire contemporaine à travers des portraits individuels et les soubresauts d’un véritable mouvement collectif fait le grand intérêt de Milestones. Mais les conclusions qu’ils en tirent ne sont pas franchement réjouissantes.
Car sans le vouloir, ce film est sans doute le « meilleur » catalogue de tous les écueils sur lesquels se sont fracassées les idées de 68.
Rien n’y manque : les dérives de l’esprit communautaire vers des néo-sectes « new age » et leur mysticisme toc (voir l’éprouvante et plutôt pénible scène de l’accouchement final se déroulant sous les yeux de toute la communauté solidaire), la dilution du mouvement révolutionnaire dans l’Empire du Bien et les revendications parcellaires (l’écologisme bien-pensant, la défense des droits des femmes, des prisonniers…), l’explosion de la pensée sous forme d’interminables discussions oiseuses et stériles (pour le coup, nous aurions aimé que les cinéastes nous épargnent ces dialogues insupportablement creux qu’échangent certains individus filmés !).
Il ne s’agit plus de transformer le monde pour ces gauchistes rejetés par les vagues de l’Histoire mais de se contenter de vivre à poil plus près de la nature, de se « réconcilier avec soi-même » et d’explorer d’ « autres voies ». Quelles voies ? On se le demande un peu et on se demande aussi parfois si Milestones ne sert pas qu’à servir de « rouletacaisse aux adjudants Flicks de la paix verte ou du boom obstétrical » [Godin].
Vous allez me dire que je ne parle pas du film. Sauf que ces personnages m’ont paru si tristes, si sinistres qu’ils sont parvenus à obérer mon enthousiasme pour la manière dont Kramer prend le pouls d’une société. Disons le franchement : certains passages sont ennuyeux à mourir et le film n’est pas toujours une partie de plaisir.
A côté de cela, il y a un véritable regard et des passages réellement passionnants.
Milestones m’a donc laissé sur une double impression : d’un côté, celle de voir un document important sur l’Amérique des années 70 et quelque chose de vraiment satisfaisant pour l’esprit ; de l’autre, le sentiment de subir un enterrement assez triste de toutes les utopies des années 60 et de n’avoir rien à quoi s’accrocher pour se rassurer et se dire que tout n’est peut-être pas fini et qu’il y a encore de l’espoir.
L’espoir existe sans doute encore mais certainement pas du côté de ces post-hippies (dont l’équivalent français doit aujourd’hui tranquillement voter pour Noël Mamère !) vaguement écolos et sectaires !