Qu’est-ce qui fait craquer les filles ? (1982) de Michel Vocoret avec Guy Montagné, Georges Descrières, Gérard Hernandez, Marilyne Canto, Darry Cowl, Daniel Balavoine, Jacques Chazot, Yves Mourousi.

 


 

 Tout se passe comme si l’on n’avait pas mesuré à l’époque l’onde de choc que les deux pièces majeures de la geste vocoretienne (Comment draguer toutes les filles et Qu’est-ce qui fait craquer les filles ?) allait provoquer à l’avant-garde de la création cinématographique. Déflagration splendide, apogée d’un courant moderniste hanté par les questions de forme (voir le cinéma déconstructiviste de Philippe Clair) et prolégomènes à un « cinéma subtil » intégrant les schémas dialectiques dans les champs du signifiant tout en cherchant héroïquement à les dépasser.

Nul geste artistique plus affirmé en ce début des années 80 si ce n’est chez Max Pécas, inventeur génial d’un cinéma chromatique placé sous le signe des éléments dans une optique rimbaldienne et symbolique (qu’on se souvienne de la trilogie de Saint-Tropez, apogée d’un cinéma voué entièrement à l’abstraction et composé uniquement de lignes chromatiques rattachées à un élément et à une valeur : le jaune de la plage renvoyant au feu, le bleu de la mer à l’eau tandis que l’air se voyait représenté métaphoriquement par des absences : absence de bikini pour les filles et de cellules grises pour les garçons…)

 


 

Le cinéma de Vocoret apparaît plutôt comme un rhizome, subtilisant les recherches esthétiques et plastiques faites auparavant (qu’elles soient d’ordre narratif, politique ou formel) sans pour autant en obérer l’impact poétique. Au contraire, en déterritorialisant  son cinéma, il invente des dispositifs inédits totalement bouleversants. Les luttes intestines entre les divers courants d’avant-garde, la dialectique, les rapports de classes ne sont désormais plus une fin en soi mais le carburant d’un cinéma qui s’en imprègne pour mieux irriguer vers d’autres horizons.

 


 

Cet horizon, ce sont d’abord les corps. Corps déformés comme ce belge qui devient de toutes les couleurs après avoir bu un cocktail corsé et dont le ventre enfle considérablement après qu’il se soit soulagé en buvant des litres d’eau ; symbole d’un cinéma poreux où l’intégrité même du corps des acteurs est soumis à ce processus de subtilisation permettant de dépasser l’écorce charnelle (ce gros ventre devient une fontaine quand on le perce). De la femme coincée dans une porte d’hôtel au directeur qui décolle l’oreille de son subordonné en passant par le travesti, il nous serait loisible de citer mille exemples pour souligner la manière subtile dont Vocoret traite la question du corps et de ses avatars. A ce titre, il est plus que temps de saluer le génie de ses comédiens, inlassables arpenteurs des chemins de la Beauté qui, tels Guy Montagné, Gérard Hernandez ou Darry Cowl, n’ont cessé d’offrir leurs corps aux expérimentations les plus avancées sans jamais souffrir la moindre compromission.

 


 

Ce cinéma subtil a évidemment une dimension éminemment politique. Sauf que Vocoret dépasse le schéma dialectique classique d’un Richard Balducci (Prends ta rolls et va pointer) , essentiellement axé sur le rapport opprimés/ oppresseurs, esclaves/maîtres ; pour l’investir dans un champ beaucoup plus vaste.

Pour bien nous faire comprendre, il me semble nécessaire de déflorer un minimum l’intrigue. En deux mots, il s’agit d’un rapport de force qui s’engage entre un directeur d’hôtel à Deauville qui tyrannise son personnel (Guy Montagné) et le propriétaire du casino voisin (Gérard Hernandez) qui voudrait acquérir cet hôtel. Pour faire baisser les prix, il fait engager un trio de jeunes incapables destinés à faire fuir la clientèle et mettre Montagné en faillite (as-t-on déjà vu analyse plus implacablement lucide sur les mécanismes économiques qui régissent nos sociétés capitalistes ?) .

L’hôtel devient alors un microcosme où Vocoret peut livrer à la fois une désaxante satire politique, une fable humaniste et à une troublante parabole utopique.

Une scène me paraît hautement symbolique. Alors qu’ils viennent d’être engagés, nos trois valeureux corniauds visitent les chambres de l’hôtel et tombent sur une charmante demoiselle sous sa douche. Celle ci offre à leurs regards (et par métonymie à ceux de tous, y compris le spectateur) le ravissant spectacle de son postérieur. Nul ne contestera alors la puissance symbolique de cette « raie publique » (comme disait Lacan) que cherche à nous offrir Vocoret. Métaphore globale du lieu que décrit le cinéaste, à la fois théâtre de la lutte des classes (voir comment se comporte l’ignoble patron incarné par Montagné) et d’une réflexion sur la manière de subtiliser à ces rapports conflictuels une utopie basée sur le vouloir vivre ensemble. Il ne semble pas que quelqu’un comme Brigitte Rouän (voir son sublime Travaux)  puisse cacher sa dette pour ce cinéma pionnier où elle ira d’ailleurs piocher le meilleur des acteurs en la personne d’Aldo Maccione.  

Il serait bon à ce titre de noter le nombre d’étrangers qui interviennent dans ce film : du traditionnel belge à l’indien conduisant un taxi à plumes en passant par l’américain, le chinois et l’allemand, Vocoret a pour eux tous un gag forcément subtil ne laissant planer aucun doute quant à la munificence d’une mise en scène ouverte à tous (l’utopie politique ne pouvant pas être séparée de l’utopie de la forme).

 


 

Concluons cette analyse forcément succincte du chef-d’œuvre (avec Vocoret, nous devons nous limiter à des hypothèses) par une interrogation relative au titre du film. Le cinéaste nous pose en effet d’emblée une question vaste et  digne d’intérêt par les enjeux multiples dont elle est porteuse. Or, poussé par son radicalisme et l’intransigeance d’une subtilisation qui va jusqu’à  toucher le sens global du Réel, à aucun moment Vocoret n’y répond !

Puissance indéniable d’un génie en pleine possession de ses moyens.

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