Amour à rebours
La secrétaire (2001) de Steven Shainberg avec Maggie Gyllenhaal, James Spader
En lançant dans une vie antérieure une grande enquête sur les dix films les plus érotiques de l’histoire du cinéma, j’eus la surprise de constater que la secrétaire obtint un certain nombre de suffrages et faillit faire partie du palmarès. Du coup, j’eus très envie de découvrir le film de Steven Shainberg dont je ne savais rien, ne me souvenant que d’une affiche plutôt racoleuse laissant présager une comédie grivoise sans personnalité. Bien entendu, il n’en est rien et la secrétaire se révèle même détonner fortement dans le paysage d’un cinéma américain de plus en plus infantile. Voilà un film adulte, qui ose aborder des sujets profonds (l’acceptation de soi, le rapport à son corps, l’expérience de la douleur et du plaisir…) avec une réelle finesse, sans jamais sombrer dans la provocation facile (le sujet s’y prêtait).
Lee Holloway (Maggie Gyllenhaal) est une grande fille un peu godiche, très mal dans sa peau, qui vit chez ses parents avec un père absent et alcoolique et une mère envahissante. Dans cet univers familial étouffant, elle n’a trouvé qu’une solution pour extérioriser son mal-être : se mutiler les jambes (à coups de ciseaux ou en y collant une bouilloire). Elle apprend néanmoins la sténo-dactylo et trouve un emploi chez Edward Grey (James Spader), un avocat qui, lui non plus, ne semble pas très stable psychologiquement. Au bout de quelques temps, il entraîne sa secrétaire dans de curieux jeux sado-masochistes auxquels elle se prête de bonne grâce…
Steven Shainberg nous conte une histoire d’amour à rebours en partant de personnages complètements paumés, névrosés et dépressifs qui vont parvenir à s’accepter en prenant des chemins hors-normes. Le relation trouble qui naît entre Edward et Lee ne sert jamais de condiment sulfureux destiné à relevé un plat un peu fade : elle répond au contraire parfaitement au trajet psychologique de ces personnages que le cinéaste peint avec une rare justesse. Epaulé par une actrice époustouflante (je pèse mes mots : Maggie Gyllenhaal est surprenante de bout en bout et habite son rôle avec une intensité peu commune), Shainberg nous offre un portrait de femme très réussi. Rares sont les cinéastes qui ont osé traiter du problème de la scarification (Marina de Van l’a fait dans le très intéressant et dérangeant Dans ma peau mais elle s’inscrivait , à mon sens, dans une autre optique).
Si Lee se mutile, c’est qu’elle a une relation totalement névrotique à son corps, qu’elle est incapable de l’accepter. Source de souffrance permanente, les blessures qu’elle s’inflige lui permettent de visualiser cette douleur, d’en saisir physiquement la cause. Pourquoi cette névrose ? Shainberg se garde bien de tout schématisme psychologique mais lance des hypothèses. La première, c’est bien évidemment le climat familial. Père absent et mère possessive ; on peut craindre que la caricature pointe le bout de son nez. Mais là encore, le cinéaste s’en tire en traitant cette hypothèse littéralement : le père n’aura droit qu’à deux ou trois scènes traitées très rapidement tandis que la mère sera réduite à une simple présence entêtante (elle attend tous les jours sa fille à la sortie de son travail). Shainberg en fait moins de véritables personnages que des esquisses qui correspondent vraisemblablement à la représentation mentale qu’en a Lee.
A côté de cela, le travail de la jeune femme va lui permettre de la délester du poids de son corps. Elle cherche d’abord le travail le plus monotone possible pour pouvoir s’y consacrer totalement et s’oublier. Puis, elle offre son corps à la domination totale de son patron. La relation qui lie Edward et sa secrétaire témoigne de la phobie du corps et de la sexualité chez ces deux êtres paumés. D’un côté, l’homme impuissant et sa volonté de puissance qui ne s’exprime que par une violence d’abord psychologique puis physique (les séances de fessées) ; de l’autre, la femme qui abandonne son corps à la force de l’Autre pour ne plus se faire souffrir elle-même. Quelque chose de vertigineux naît entre ces deux solitudes qui n’ont trouvé que ce moyen pour sortir de leurs névroses.
Lorsque l’homme réalise que ce petit jeu l’entraîne justement au bord du gouffre, il met le holà. Désarroi de Lee qui cherche du réconfort dans les bras de son fiancé. Mais celui ci s’avère incapable de lui faire mal et/ou de la faire jouir. Il faudra donc aller au bout du rapport domination/soumission pour qu’Edward et Lee s’acceptent et puissent envisager une relation amoureuse.
D’une facture classique mais soignée, la secrétaire est avant tout un film psychologique qui ne s’embarrasse pas d’effets de mise en scène (d’ou le caractère plus descriptif de cette note par rapport à l’accoutumée). Cela ne veut pas dire que son film n’est qu’une illustration de scénario. Au contraire, il y a une véritable intelligence dans sa construction et dans sa progression. Bâti comme un rituel (c’est sans doute cet aspect que mes lecteurs ont du trouver « érotique » car le film reste, du strict point de vue de la représentation, relativement chaste) , Shainberg fait montre d’un véritable talent pour inscrire les corps dans le plan. Corps engoncé dans la maladresse de Lee qui évolue de plus en plus vers l’acceptation de soi (et qui se traduit par des changements dans ses tenues, son look…).
Lorsqu’elle consent à faire l’amour avec son fiancé, elle précise qu’elle gardera ses vêtements et qu’elle fera ça dans le noir. Ce n’est pas encore avec lui qu’elle sera prête à s’accepter et ce n’est qu’à la toute fin que Shainberg la déshabillera dans un très beau travelling arrière (en plongée verticale) qui part de son visage et s’éloigne pour révéler peu à peu un corps enfin réconcilié avec lui-même.
Toute la mise en scène épouse ce trajet psychique et répond à la projection intérieure de Lee (comme dans ce très beau moment où la jeune femme se masturbe pendant que défilent des flashs mentaux assez kitsch) et ne la dépasse jamais (un film vulgaire aurait fait des séances SM une révélation pour la jeune femme qui se serait « éclatée ». Ce n’est pas le cas ici). En ce tenant au point de vue de Lee, Shainberg reste constamment juste et évite la vulgarité, le gnangnan et le racolage.
C’est une des raisons, entre autres, qui me fait vous recommander ce très intéressant film qu’est la secrétaire…