Orlof et les classiques (IV)
Le salon de musique (1958) de Satyajit Ray
LE PREMIER DISCIPLE. Maître, nous voulions revenir avec vous sur cette idée de cinéma « national » et de culture.
LE DEUXIEME DISCIPLE. Oui, la redécouverte du film de Satyajit Ray m’a de nouveau persuadé qu’il existe, malgré tout, des particularismes nationaux que nous ne sommes pas à même, petits occidentaux, de saisir parfaitement…
LE PREMIER DISCIPLE. Ta, ta, ta… Tu as aimé le film autant que moi…
LE DEUXIEME DISCIPLE. Oui, mais je pense qu’un hindou doit mieux saisir que moi toutes les nuances de l’œuvre.
LE MAITRE. Ton point de vue est intéressant parce que l’Inde est l’un des seuls pays au monde (avec l’Egypte peut-être) qui produit en quantité (souvenez-vous que c’est la pays qui produit le plus de films au monde) un cinéma entièrement voué au marché local. Même si l’appétit d’exotisme et un certain snobisme poussent désormais certains journalistes à s’intéresser à « Bollywood », il est indiscutable que cette production n’est destinée qu’aux autochtones. Par contre, en t’appuyant sur Satyajit Ray, il me semble que tu fais fausse route et qu’il représente le contraire de ce que tu affirmes…
LE PREMIER DISCIPLE. Surtout qu’il s’agit d’un cinéaste bengali…
LE DEUXIEME DISCIPLE. Justement ! à moins d’avoir potasser en détail l’histoire des Indes, j’estime assez difficile de saisir tous les enjeux du film qui a été tourné une dizaine d’années après la partition du pays et la mort de Gandhi. Convenez que cette position géographique (le Bengale) et cette situation politico-économique jouent sur le film, sur son côté crépusculaire…
LE MAITRE. C’est une évidence…
LE DEUXIEME DISCIPLE. Et si l’on ignore tout de l’histoire du pays, comment comprendre ce système de représentations que met en œuvre le film (le vieil aristocrate qui se déplace en éléphant en restant vénéré alors que le nouveau riche est hué avec sa voiture dernier cri) ? comment deviner les raisons pour lesquelles le maître parle soudainement anglais ? comment adhérer à ce cérémonial symbolique du concert ?
LE MAITRE. Tu n’as pas tort…
LE PREMIER DISCIPLE. Je ne connais rien à l’Inde et ça ne m’a pas empêché de comprendre le film et d’être profondément ému par l’histoire de ce vieil homme déchu…
LE MAITRE. Bien entendu ! Mais nous allons revenir aux conclusions que nous avions tiré du film de Kurosawa. Evidemment qu’une œuvre d’art n’est jamais totalement indépendante du contexte (historique, politique, économique…) qui l’a vu naître. Mais s’il elle n’était qu’un pur produit de son époque, crois tu qu’on pourrait encore regarder ce film ? Penses-tu sincèrement que le propos de Céline dans Voyage au bout de la nuit ne concerne que la première guerre mondiale et n’a pas de valeur universelle ? « Ce qui reste quand le contexte particulier de l’époque ou du lieu s’évapore » pourrait être une définition possible de l’Art. La force de Ray, c’est de parler le langage de l’Art , du cinéma. C’est par la mise en scène qu’il établit les rapports de force (une étonnante contre-plongée en début du film qui montre le maître surplombant tout son petit monde au-dessus de sa terrasse). Il faudrait visionner de nombreuses fois le film pour saisir tous les fils que tisse le cinéaste, annonçant la fin d’un règne par des lumières de lustres qui s’éteignent ou une tragédie par un insecte noyé dans un verre de sirop. Pas besoin d’être hindou pour comprendre ce langage : c’est celui de l’image.
Et puis, cette histoire d’un aristocrate qui sent arriver la fin de son règne et qui dilapide les derniers restes de sa fortune pour s’adonner à ses passions, ça ne vous rappelle rien ?
LE PREMIER DISCIPLE. C’est un thème qu’on retrouve d’une certaine manière chez Visconti…
LE MAITRE. Dans le mille, Emile !
LE DEUXIEME DISCIPLE. Maître !…
LE MAITRE. Pardon… Effectivement, il y a de nombreuses comparaisons à faire entre l’œuvre de l’aristocrate marxiste italien et celle du bengali. Ray montre ici la fin d’un monde (celle d’une aristocratie portée sur l’Art) au profit de la montée d’une nouvelle bourgeoisie cupide et vulgaire. Il y a quelque chose de très fort dans la relation entre ce vieux maître qui voit se terminer son règne dans le souvenir de ses privilèges et l’arrivée impromptue de cet usurier qui cherche à se faire accepter sans y parvenir (l’argent ne suffit pas et il a toujours l’air du garçon boucher qui roule en Mercedes !)
LE DEUXIEME DISCIPLE. Eh bien, maître, c’est bien la première fois que je vous prendre partie pour un « fin de race »…
LE MAITRE. Oui, parce qu’au-delà d’un système hiérarchique injuste, cet aristocrate est très touchant. Il s’adonne totalement à sa passion pour la musique au détriment de tout autre chose (sa fortune, mais également sa famille). Quelque chose de grand perdure sans arrêt chez lui. Ce que constate Ray, c’est la manière dont l’arrivée de la bourgeoisie au pouvoir (la classe des usuriers…) salit tout en offrant au monde le règne unique de l’argent. Une fois de plus, et ça sera ma conclusion, je vais citer Manchette et vous demander de ne jamais oublier ces mots à propos de ce film : « La passion esthétique du seigneur lui fait tout perdre : sa famille comme sa fortune ; et elle est sa grandeur : quand l’usurier organisera à son tour un concert, il l’organisera vulgairement, le capitalisme est laid. »
A suivre…