La collectionneuse (1966) d’Eric Rohmer avec Haydée Politoff, Patrick Bauchau

 

Au risque de devoir décevoir les amateurs du genre, il ne sera pas question ici de Clara Morgane (vous remarquerez avec quelle habileté votre roué serviteur s’empresse de choisir des mots-clés porteurs pour attirer le chaland !) mais bel et bien d’Eric Rohmer dont j’ai à portée de main toute la filmographie ou presque et dont je me fais un plaisir de redécouvrir, petit à petit, tous les titres (à part la Marquise d’O, je les ai déjà tous vus !)  

La collectionneuse est le quatrième « conte moral » même si, chronologiquement, il a été tourné avant le troisième (Ma nuit chez Maud) pour lequel Rohmer souhaitait impérativement la présence de Jean-Louis Trintignant.

Avant l’hiver à Clermont-Ferrand et le pari de Pascal, Rohmer fit donc une petite escale du côté de Saint-Tropez pour y filmer les joies du farniente et du dandysme.

La collectionneuse obéit, comme je le rappelais précédemment, au même schéma narratif que tous les contes moraux : un homme (Adrien, incarné par Patrick Bauchau) quitte le temps d’un été la femme avec qui il semble lié pour se reposer dans une luxueuse villa en compagnie d’un peintre (Daniel) et d’une jolie croqueuse d’hommes (Haydée). Adrien tente de séduire la ravissante jeune fille, succombe à ses charmes mais finira par rejoindre sa fiancée à Londres avant d’avoir cédé à la tentation…

 

 

L’intrigue sentimentale basique qui charpente aussi bien les récits de La boulangère de Monceau et Ma nuit chez Maud que celui de l’amour l’après-midi se double ici d’un itinéraire moral qui dépasse bien évidemment la simple valse-hésitation d’un homme entre deux femmes. Avec La collectionneuse, Rohmer aborde, à sa manière unique, les questions du déterminisme et du libre-arbitre, de la liberté individuelle et de la manière dont l’Autre influe sur le comportement de l’individu. Avant d’attaquer son récit, le cinéaste se permet de filmer trois prologues qui présentent les personnages.

Premier prologue : Haydée en maillot de bain marche sur la plage. Pas un mot dans ce prologue, juste une caméra qui détaille le corps magnifique de la jeune fille, en découpant chacune de ses parties comme des blasons (le cou, les hanches, les cuisses, le ventre…). Haydée est un mystère, une énigme.

Deuxième prologue : un homme discute avec Daniel de l’art et de l’individu. A travers une œuvre (une tasse peinte et couverte de lames de rasoirs), il disserte sur la pensée « barricadée » de l’artiste, sa manière de se protéger d’Autrui pour se préserver du monde et vivre en individu unique.

Troisième prologue : Adrien disserte en compagnie d’une femme et de sa fiancée sur la beauté et annonce à cette dernière qu’il ne pourra pas la suivre à Londres.

A partir de ce moment, le récit est pris en charge depuis son point de vue (voix-off littéraire, point de vue unique sur les évènements…).

Dandy à la Paul Gégauff (encore ? Eh oui !), Adrien décide de ne strictement rien faire pendant ses vacances. A la fois pour se laisser vivre mais pour faire aussi l’expérience de sa liberté absolue en se retranchant totalement de toute relation sociale (on en revient aux discussions du deuxième prologue).

Son ami Daniel qui partage avec lui la villa est dans le même état d’esprit et représente également une forme de dandysme propre à l’époque. Face à eux va se dresser la jolie garçonne aux moues boudeuses. Estampillée « fille facile » (les deux bonhommes la surnomment rapidement « la collectionneuse ») parce qu’elle sort et ramène régulièrement des garçons à la maison ; Haydée va rapidement les irriter en ne se laissant pas prendre dans leurs filets.

 

Au départ, Adrien et Daniel refusent de prêter la moindre attention à Haydée et montent des petits jeux pervers dignes de Laclos, cherchant à la séduire pour mieux la rejeter. Or il s’avère qu’ils vont se heurter à son énigme et succomber malgré tout à son charme. Pour Adrien, c’est la fin des grandes résolutions : sa liberté plie sous le poids des sentiments que fait naître en lui la bouille craquante d’Haydée (qui sait ce qu’est devenue la sublime Haydée Politoff ?)

Son itinéraire « moral » sera donc de s’affranchir de ce joug sentimental pour retrouver sa liberté dont il a été privé.

 


Vous allez me dire que je n’analyse pas ici un film mais que je me contente d’un piètre commentaire de texte. Pourtant, c’est dans l’analyse très fine et subtile des comportements de ses personnages que se niche le génie singulier de Rohmer. Car cette approche très « intellectuelle » et « littéraire » ne peut absolument pas être dissociée de la mise en scène du cinéaste. D’un côté, il filme à la surface des apparences (leçon de Bazin : les choses sont là, pourquoi les manipuler ?) pour donner à son film son côté très « ligne claire », d’un naturel absolu. De l’autre, en même temps qu’il capte la surface du Réel (qui renvoie également à un air du temps : le langage, les vêtements – ah les mini robes d’Haydée !- les comportements…), il parvient à saisir ce qui se dissimule dans l’épaisseur du Réel. Daniel et Adrien se font piéger par les apparences et ne parviendront pas plus que le spectateur à « saisir » réellement qui est Haydée. Le langage qui tente de circonscrire son comportement (fille facile, « collectionneuse »…) est finalement trompeur et ne rend absolument pas compte de la personnalité d’une jeune fille qui finit par « piéger » ceux qui croyaient la piéger. 

 

D’où ce sentiment pour le spectateur de voir un film « daté » (dans le sens : inscrit dans son époque) mais qui n’a pas pris une ride tant il parvient à transcender ce qu’il peut y avoir de superficiel dans les comportements humains à un moment donné (les modes, les idéologies…) pour atteindre au cœur de ce qui compose les individus.

Rohmer l’a peut être atteint dans des films encore plus éblouissants mais La collectionneuse porte déjà la marque de son singulier génie…

 

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