The Shanghai gesture (1941) de Josef Von Sternberg avec Gene Tierney, Victor Mature

 

 

 

 

 

LE PREMIER DISCIPLE. Maître, vous nous avez dit la dernière fois l’importance qu’avait à vos yeux la confrontation d’une star (en l’occurrence, Ingrid Bergman) et d’un univers réaliste.

LE DEUXIEME DISCIPLE. Nous aimerions que vous évoquiez de manière plus précise le statut de la star et s’il revêt, selon vous, une importance primordiale…

LE MAITRE. Hum, de qui voulez-vous que nous parlions ?

LE PREMIER DISCIPLE. De Josef Von Sternberg…

 

 

LE MAITRE. L’exemple est fort bien choisi ! S’il est bien un cinéaste qui a su mettre en valeur les actrices et les élever à ce rang de « star », c’est bien lui !

LE DEUXIEME DISCIPLE. Vous pensez à sa relation avec Marlène Dietrich et aux films qu’ils ont tournés ensemble ?

LE MAITRE. Bien entendu. Marlène, c’est la quintessence de la star : la femme sublimement belle, qui a tous les hommes à ses pieds et qui sait les manipuler, les détruire. Souvenez-vous de ce film somptueux, l’impératrice rouge ; Sternberg ne semble n’avoir tourné ce film totalement baroque que pour magnifier son actrice et lui offrir le plus bel écrin imaginable. Dans ce cas précis, le statut même de « star » semble commander la mise en scène…

LE PREMIER DISCIPLE. Pensez-vous que ces « stars » jouent le même rôle dans toutes les cinématographies du monde ?

LE MAITRE. Non, mais la question nous emmènerait trop loin si nous cherchions à nuancer. Nous nous contenterons de quelques généralités simplificatrices en comparant le cinéma américain et le cinéma français. Très tôt, les cinéastes américains ont eu l’idée d’éclairer leurs acteurs avec des projecteurs placés derrière eux, donnant ce halo lumineux si caractéristique des gros plans hollywoodiens de la période classique. D’une certaine manière, l’étoile hollywoodienne est une figure qui baigne dans cette lumière fantomatique qui la magnifie tout en la rendant inaccessible. Malgré tous les efforts d’imagination possible, on ne peut pas croire possible de croiser Ava Gardner ou Gene Tierney au supermarché. Nathalie Baye ou Virginie Ledoyen, si. La vedette française à quelque chose de plus familier (Arletty et la figure de la fleur du pavé). Ca n’a rien à voir avec leur talent mais les vedettes françaises n’ont pas l’aura qu’ont eu les stars hollywoodiennes. Même une femme aussi belle que Catherine Deneuve ne relève pas de la même catégorie. Sa «distance », sa « froideur » viennent d’avantage d’une intellectualisation de son jeu (comme Isabelle Huppert) que de son pur statut d’image. Le phénomène Bardot n’est en rien comparable à celui de Marilyn Monroe. Même lorsqu’elle joue les gentilles voisines écervelées (dans Sept ans de réflexion par exemple), l’actrice américaine conserve un mystère insoluble, quelque chose qui échappe au commun des mortels. Elle reste l’inaccessible étoile. Tandis que lorsque déboule la bombe Bardot, toute la France se reconnaît en elle et veut l’imiter. Elle est davantage un produit de l’époque et un symbole même de l’évolution de la jeunesse d’alors. Lorsqu’elle débite avec sa célèbre moue les dialogues au ras des pâquerettes d’Et Dieu créa la femme… (le seul film intéressant de Vadim) , elle est totalement « terrestre », ancrée dans la société des années 50-60. Il n’y a pas cette distance « extra-terrestre » des stars hollywoodiennes…

LE DEUXIEME DISCIPLE. Et Sternberg sans Dietrich ? Parce qu’à la base, nous voulions parler de The Shanghai gesture. Je ne pense pas que nous puissions dire que Gene Tierney occupe dans ce film le même statut que Marlène dans L’ange bleu ou l’impératrice rouge

LE MAITRE. Effectivement. D’une certaine manière, on aurait bien vu Marlène incarner le rôle de cette tenancière de casino manipulatrice, la gorgone Mother Gin Sling…

LE PREMIER DISCIPLE. Gene Tierney n’a peut être pas encore l’aura qu’elle aura dans Laura (ah ! ah !) ou l’aventure de Madame Muir (rien que le fait de penser à ce film sublime, je pleure !) mais elle est quand même magnifiée par la mise en scène et filmée amoureusement…

LE MAITRE. Oui mais elle n’est plus seule. Il y a aussi Ona Munson et l’autre jeune femme que le Dr Omar (Victor Mature) tire de la rue…

LE DEUXIEME DISCIPLE. Je me demande d’ailleurs si le personnage du Dr Omar n’est pas le plus important du film. C’est lui qui utilise les femmes et en joue comme des pièces d’un jeu d’échecs…

LE MAITRE. J’allais y venir. Ta comparaison avec les échecs est fort juste. Avec Marlène, le cinéaste avait quelqu’un en face d’aussi fort que lui et les films pouvaient être vus comme des bras de fer. Ici, Mature joue une sorte d’alter ego : il manipule les belles femmes pour les rendre dépendantes de cet univers interlope d’un grand casino à Shanghai. Il se joue d’elles. Et Sternberg de suivre ce jeu machiavélique en offrant à ses « pièces » le plus beau plateau possible pour le jeu. D’ou cette exubérance baroque, ce retour à l’exotisme asiatique dix ans après Shanghai express et cette volonté de créer une atmosphère dépravée et asphyxiante. La manière dont le décorum sert à la fois le propos et la mise en scène est très forte.

LE PREMIER DISCIPLE. Pensez-vous qu’il existe encore des cinéastes comme Sternberg pour magnifier les stars ? reste-t-il d’ailleurs des stars dans l’acceptation de votre définition ?

LE MAITRE. Hum ! certaines actrices américaines conservent cette dimension mythique. Nicole Kidman, par exemple ; ou même Julia Roberts et Sharon Stone (du côté de la femme fatale). Mais il est vrai que l’écrin qui leur est offert est moins reluisant. Finalement, en allant regarder du côté de l’Asie, Sternberg a peut-être été un précurseur puisque c’est de ce côté que je vois les dernières « stars ». Lorsque Wong Kar-Wai fait 2046 ou lorsqu’il filme Maggie Cheung dans In the mood for love ou Gong Li dans The hand, il semble avoir bien retenu les leçons du maître.

En moins baroque peut-être, mais tout aussi glamour…

 

 

 

à suivre…       

 

 

 

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