Société au point mort
Le grand embouteillage (1978) de Luigi Comencini avec Alberto Sordi, Patrick Dewaere, Annie Girardot, Fernando Rey, Marcello Mastroianni, Stefania Sandrelli, Angelina Molina, Gérard Depardieu, Miou-Miou, Ugo Tognazzi, Ciccio Ingrassia
En 1967, dans son époustouflant Week-end, Jean-Luc Godard avait déjà filmé un immense embouteillage le temps d’un long travelling de 300 mètres, offrant le temps de cette séquence mémorable le portrait en coupe d’une société française embarquée vers le chaos. Mai 68 n’était pas loin et le cinéaste fustigeait la course effrénée au profit, à la compétition et montrait les impasses sordides du capitalisme et de la société de consommation à tout crin.
Luigi Comencini n’est pas (c’est le moins que l’on puisse dire !) un cinéaste de la trempe de JLG mais lorsqu’il décide de réaliser une dizaine d’années plus tard Le grand embouteillage, il joue lui aussi la carte de la fable et tente de livrer le même type de constat désenchanté sur le devenir des sociétés capitalistes.
Vais-je une fois de plus choquer mes aimables lecteurs en affirmant que Comencini est un cinéaste très surévalué ? Peut-être mais c’est néanmoins ce que je pense. Si certains de ses films sont estimables (son Casanova, un adolescent à Venise ou son célèbre tire-larmes l’incompris) , le reste de sa carrière est très, très inégale (c’est d’ailleurs la même chose pour Monicelli ou Risi). Or pour filmer une multitude de personnages pris dans un bouchon monstrueux pendant près de deux heures, il faut avoir des épaules que le cinéaste n’a pas. Alors que Week-end était une splendide expérience de déconstruction du récit cinématographique au profit d’une veine totalement picaresque ; le grand embouteillage ne sera finalement qu’un avatar de plus de cette spécialité italienne : la comédie à sketches. Chaque personnage n’existe que le temps d’une saynète et se doit d’être « typé » de manière à être représentatif : Alberto Sordi sera le riche cynique et odieux, qui pense que tout s’achète, d’autres représenteront les pauvres et leur « dignité », quatre beaufs incarneront la lâcheté et la veulerie d’une époque où la solidarité a laissé place au « chacun pour sa gueule » (le temps d’une scène assez ignoble où ils se contentent de regarder une jeune femme se faire violer sans intervenir), etc.
Portrait d’une humanité affreuse, sale et méchante, remise en question d’une société qui n’a d’autre valeur que le profit et la consommation (cette « sommation aux cons » comme dirait Jacques Sternberg) : tout cela relève surtout de bonnes intentions mais peine énormément à s’incarner autrement que dans une fable assez lourdingue où des acteurs livrés à eux-mêmes en font des tonnes (Sordi et Dewaere, grands acteurs en général, sont ici particulièrement mauvais). Le principe de Comencini, c’est l’épinglage. Un acteur égal une caricature et une leçon de morale à tirer des comportements humains (l’égoïsme et l’indifférence, c’est pas bien !). C’est cette position surplombante, que l’on retrouve chez des cinéastes aussi différents qu’Autant-Lara, Altman, Scola ou Deville (la maladie de Sachs), qui m’irrite tant ici. Nous reparlerons certainement très prochainement de Mocky mais lorsque lui se livre à des jeux de massacre, il n’adopte pas la position du père fouettard moralisateur qui fustige ses personnages en jouant avec la complicité du spectateur . Il nous met le nez dans la boue et nous tend un miroir qui n’a rien de reluisant.
Malgré cela, comme tout film à sketches, il y a des moments plus réussis que d’autres. Quelques traits d’humour bien vus (le sermon du prêtre ouvrier qui veut éradiquer de la planète le capitalisme, les ravages écologiques des gros industriels et le…plasticisme !), des digressions plaisantes (l’escapade de Mastroianni chez la plantureuse Stefania Sandrelli) et un certain sens de l’absurde (bonne idée de montrer une société totalement bloquée et roulant vers l’abyme qui se laisse néanmoins aveugler par une victoire au football qui lui offre l’illusion d’une certaine unité).
A part ça, c’est les méchants riches et les malheureux pauvres. Au total, beaucoup de mauvaise conscience et un ensemble qui m’a paru assez lourd et plutôt fastidieux.