Le goût des jeunes filles
Le genou de Claire (1970) d'Eric Rohmer avec Jean-Claude Brialy, Béatrice Romand, Fabrice Luchini
Les films de Rohmer dépendent tellement des lieux et saisons de leurs tournages que j'ai presque envie de dire que sa veine « estivale » est sans doute ma préférée. Difficile de ne pas succomber ici à cette lumière d'été qui met en valeur les corps et irradie les abords somptueux du lac d'Annecy, d'autant plus que ces lieux sont magnifiés par la photographie de Nestor Almendros.
Jérôme, 35 ans (Jean-Claude Brialy dans l'un de ses plus beaux rôles) rencontre par hasard une romancière roumaine, Aurora, qu'il a connu autrefois. En villégiature, cette amie le présente à sa propriétaire, un belle femme qui vit seule avec sa fille de 16 ans, Laura.
Le genou de Claire est le cinquième « conte moral » et suit à la lettre le principe de la série : Jérôme va se marier très prochainement mais il est tenté par l'adolescente, puis par sa demi-sœur, l'inaccessible Claire, avant de revenir dans le « droit chemin ».
C'est, d'une certaine manière, le film le plus « pervers » de Rohmer. Pas seulement parce que le désir du personnage principal se porte sur de très jeunes filles (la toute mignonnette Béatrice Romand qui deviendra une fidèle du cinéma de Rohmer) mais parce que ce désir ne semble être le fruit que de machinations et de jeux de l'esprit. Jérôme et Aurora semblent sortir des Liaisons dangereuses de Laclos : la romancière « utilise » le séducteur comme un cobaye qui lui permettra d'écrire son roman tandis qu'il se plie aux caprices de son amie par jeu puis pas volonté de tester son pouvoir de séduction. Si la relation qu'il tente d'établir avec Laura est placée sous le signe d'une certaine désinvolture, c'est que Jérôme sait qu'il a déjà gagné et qu'il s'est fait aimer de la nymphette. Inversement, si Claire l'intéresse tant, c'est qu'elle est amoureuse d'un jeune homme particulièrement falot et qu'elle lui résiste.
Mais à partir de cette ligne claire et classique du récit (l'homme qui se désintéresse de celle qu'il a séduite et qui se morfond pour celle qui lui résiste), les choses se compliquent et Rohmer de décliner une fois de plus ses thèmes et obsessions.
Il est surtout question ici de libre-arbitre et de déterminisme. Le désir qui anime ne semble, dans un premier temps, jamais lui appartenir mais être dirigé par Aurora qui veut l'observer et se nourrir de son expérience pour la transformer en une œuvre d'art. Rohmer met, d'une certaine manière, son système en abyme en montrant la futilité d'un personnage qui ne semble obéir qu'aux volontés de son « metteur en scène ». Lorsque arrive Claire, le personnage que Jérôme interprète se heurte au « Réel » et il se trouve contaminé par le désir que lui inspire le tendron. Face à la réalité, le système « littéraire et artistique » mis en place par Aurora et Jérôme craquelle et le Réel se révèle dans toute son opacité.
Rohmer filme admirablement le cheminement de ce désir et en montre les détours obscurs. Comme le titre l'indique, Jérôme cristallise son désir autour d'une partie très précise de l'anatomie parfaite de Claire (il en parle comme d'une grande réussite « architecturale ») : son genou. La bonne idée de l'édition de ce DVD, c'est de nous offrir en complément un court-métrage réalisé près de 30 ans après : La cambrure (une petite merveille d'érotisme délicat). Dans ce petit film, Rohmer montre comment un jeune homme tombe amoureux non pas d'une jeune femme mais d'une image modelée par des références picturales (il croit reconnaître en l'étudiante la cambrure qui permit à son oncle sculpteur de réaliser un buste). Comme Jérôme ou cet étudiant, l'homme a tendance à fixer son désir sur un objet (au sens 17ème siècle du terme) très précis (le genou, la cambrure) alors que la femme veut être aimée dans son entier.
Le genou de Claire joue sur la gamme la plus large possible des désirs humains : le désir quasi fétichiste et obsessionnel de Jérôme, le désir manipulateur d'Aurora (elle se nourrit du désir des autres et vit dans une attitude d'attente), le désir franc et maladroit de Laura...
C'est ce désir qui met à mal le « système » mis en place par Jérôme par le langage (autre grand thème Rohmerien). Comme le personnage qu'il est censé joué, il ne cesse de justifier ses actions, de vouloir les maîtriser et de contrôler les tenants et aboutissants du jeu de la séduction. Or il suffit d'une robe d'été légère et d'un genou affriolant pour mettre à mal sa belle assurance et le piquer dans sa fierté.
Il finira par toucher ce genou tant convoité et étancher la soif de son désir mais la victoire qu'il obtient semble bien dérisoire eut égard à « l'innocence » de la jeune fille, résistante à tout jamais aux manipulations du séducteur.
Ce que j'essaie d'interpréter ici d'une manière très laborieuse ne doit pas vous effrayer : Le genou de Claire est avant tout une merveille de légèreté et d'intelligence, servie par des dialogues étincelants et un sens de la mise en scène hors du commun.
Un film qui a la grâce évanescente de ses jeunes héroïnes en petites robes d'été...