L'amour l'après-midi (1972) d'Eric Rohmer avec Bernard Verley, Zouzou, Daniel Ceccaldi


Pour le dernier film de la série des  contes moraux , Eric Rohmer revient à la trajectoire rectiligne de La boulangère de Monceau. L'amour l'après-midi est une sorte d'épure où le cinéaste refuse d'étoffer le schéma narratif qui sert de fondation à toute sa série par des considérations sur la foi, le hasard, le déterminisme et le pari de Pascal (Ma nuit chez Maud) ou par une mise en abyme de personnages se mettant eux-mêmes en scène (le genou de Claire). De fait, le film est un peu moins séduisant que ces deux titres précédents mais reste une jolie réussite.

Rohmer réduit donc l'armature de son récit au simple postulat des Contes moraux : Frédéric (Bernard Verley) coule une existence parfaitement paisible entre son épouse qu'il aime, sa petite fille et un travail qui lui donne satisfaction. Route sans encombre qui lui permet de se poser en spectateur distant et amusé de la foule parisienne, des belles passantes baudelairiennes qu'on ne croise qu'une fois et de ce mouvement perpétuel qui le berce. Un jour, Chloé (Zouzou, l'archétype de l'icône 70') débarque dans son bureau. Celle qui fut autrefois la petite amie d'un de ses camarades représente la tentation à laquelle Frédéric va manquer de succomber avant de se reprendre au dernier moment.

Narrateur omniscient (sa voix-off prend en charge le récit), point de vue unique (qui donne de très beaux moments de mise en scène, comme lors de ce passage où Zouzou commence à se changer et où le cinéaste raccorde sur Frédéric, au moment même où il se retourne, nous privant ainsi du déshabillage - pas pour longtemps, rassurez-vous !- et suggérant par la même occasion le désir de plus en plus flagrant du personnage par ce hors champ malicieux), construction très littéraire (un prologue et deux parties) : le film peut, au premier abord, donner le sentiment de redite et d'une « saga » qui s'essouffle un peu.

Or Rohmer s'en tire pour plusieurs raisons. La première, c'est en construisant son intrigue autour de la topographie. Rien n'advient dans l'amour l'après-midi en dehors de trajets soigneusement délimités (les mêmes rues parisiennes qu'arpente Frédéric) et d'horaires précis (le narrateur aime prendre sa pause déjeuner vers 14 heures, quand tout le monde repart au travail. C'est dans ce petit créneau horaire spécifique que peut survenir l'aventure). Comme dans la boulangère de Monceau, il est difficile de déterminer ce qui dans le parcours de Frédéric relève du hasard (les rencontres fortuites, toutes ces possibilités de rencontres qu'offrent les rues de Paris) et de la nécessité. Ce jeu sur l'espace géographique, la durée (ce temps vacant au début de l'après-midi), les tours et détours du destin est très habilement mené et plutôt séduisant.

D'autant plus que Rohmer, et c'est la deuxième raison qui force l'intérêt de ce film, se laisse ici davantage gagner par un certain goût de la flânerie, de la rêverie. Le prologue, où Frédéric se présente comme « spectateur » du monde est très beau et se termine par une scène de rêve étonnante où le personnage croise toutes les héroïnes précédentes des « contes moraux » (Françoise Fabian, Marie-Christine Barrault, Béatrice Romand...). Rohmer illustre ici le fantasme du metteur en scène désireux de tout contrôler, d'être le maître absolu de la destinée de ses « créatures ». Le Réel vient, comme toujours, remettre les pendules à l'heure.

Dernier point qui me semble intéressant : la frontalité assez nouvelle avec laquelle le cinéaste se coltine au désir amoureux. L'amour l'après-midi est, sauf erreur improbable, le premier film où Rohmer filme des nudités. Il le fait d'une façon « circulaire », commençant par un plan de la femme de Frédéric sortant de la douche que l'on retrouvera à la fin du film, mais avec Chloé comme « modèle » déshabillé.

Ce nouveau rapport au corps et à la nudité permet au cinéaste de filmer le désir de manière plus directe, comme l'unique cause de possibles désordres dans une vie bien rangée. Curieusement, le film entre alors en résonance avec le dernier Woody Allen : lorsque Frédéric se voit dans la glace en train de céder à son désir charnel, il se ravise, préférant éventuellement la monotonie d'un quotidien rassurant à un « risque » qui pourrait lui faire tout perdre.

L'intelligence de Rohmer, comme de Woody Allen, c'est de ne pas s'ériger en juge et de louer un comportement plutôt qu'un autre. Juste épouser un point de vue, ici unique, qui s'efforce de rester fidèle à sa conception de l'existence. La ruse que nous offre le cinéaste, c'est qu'il laisse entendre, sans rien affirmer, que la femme de Frédéric pourrait très bien, de son côté, avoir une liaison au cours de ces après-midi.

A ce titre, la dernière scène du film est très poignante parce qu'elle mise sur la confiance que se sont accordés deux individus, tout en sachant que chacun d'entre eux ignore une grande partie de l'existence de l'autre.

Le pari du film n'est pas celui de Pascal, mais bien un pari quand même.

Un pari sur le couple.


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