La rue rouge (1945) de Fritz Lang avec Edward G.Robinson, Joan Bennett


Après La chienne de Jean Renoir, La rue rouge est la deuxième adaptation cinématographique du roman de Georges de la Fouchardière, écrivain qu'il faut absolument redécouvrir (trompetons-le une fois de plus !), notamment pour ses pamphlets anarchos-rigolards.

Fritz Lang reste très fidèle à la trame romanesque mais parvient à tirer la conclusion du côté de ses obsessions et faire de la rue rouge un très grand film sur la culpabilité. 

Faut-il revenir sur l'histoire très classique de ce petit homme ordinaire (Christopher Cross est un modeste guichetier de banque) qui s'éprend violemment d'une cocotte (Joan Bennett) qui va le séduire et le plumer avec la complicité de Johnny, son amant ? 

Avec la complicité de Michel Simon, Renoir avait tiré ce récit du côté de la tragédie réaliste lui permettant de filmer avec une certaine acuité les rapports de classes. Lang accentue plus le côté obsessionnel de la passion dont Cross devient l'esclave et les magnifiques scènes finales nous propulsent presque du côté de David Lynch (la chambre sordide d'un hôtel éclairé par la lumière clignotante d'un néon, les voix d'outre-tombe qui hantent notre « héros »...).

La rue rouge, c'est d'abord une silhouette : celle de l'extraordinaire Edward G.Robinson qui rappelle un peu celle de Peter Lorre dans M le maudit. Cross est le petit employé sans envergure, petit homme totalement anonyme voué à une vie médiocre entre une épouse aux allures de mégère acariâtre et un boulot abrutissant (pléonasme). Lorsqu'il voit son patron, au début du film, rejoindre une splendide créature blonde, il sait que cette vie n'est pas pour lui.

L'amour, la passion, tout ce dont il a pu rêver jeune a filé devant lui sans qu'il puisse y faire quelque chose. Plus que d'être un « spectateur » de la vie (quand il ne travaille pas, il peint), le drame de Cross est de ne pas exister, de n'avoir jamais été regardé. Lorsqu'il voit Johnny tabasser Kitty et qu'il s'élance pour la défendre, il a l'illusion que les choses pourront changer et qu'il va enfin pouvoir être aimé par une jolie jeune femme.

Outre l'admirable composition de l'interprète principal du rôle, il faut louer la manière dont Fritz Lang filme son personnage comme un petit animal traqué. La caméra le « capture » souvent en plongées et le montre ainsi soumis à toute une organisation sociale (dans le cas présent, tout ce qui relève des sentiments est assujetti au règne implacable du fric) : son patron, sa femme ou celle dont il aimerait faire sa maîtresse mais qui se contente de l'aplatir à ses pieds  (cette scène où elle l'invite à lui peindre les ongles de son pied). L'incroyable rigueur du cadre de Lang corrobore ce sentiment d'enfermement et permet au cinéaste de montrer peu à peu comment Cross s'enferme lui-même dans un piège inéluctable.

Le film est à la fois très émouvant lorsqu'il montre les ravages de la passion sur ce petit homme (le rire terrible de la femme manipulatrice qui précède le meurtre m'a rappelé celui d'Isabelle Renauld à la fin de Parfait amour ! de Catherine Breillat) et infiniment troublant lorsqu'il aborde les problèmes de la culpabilité.

Même lorsqu'il filme un horrible assassin (M le maudit), Lang montre avant tout l'ambiguïté de la nature humaine et prouve qu'un tribunal populaire d' « honnêtes citoyens » peut être aussi effrayant d'un tueur d'enfants. Dans la rue rouge, tous les personnages ont leur part de culpabilité et d'innocence. Johnny, condamné pour meurtre, n'est pas un assassin mais néanmoins un beau salaud. Inversement, Cross commet un meurtre mais le spectateur n'arrive pas à lui en vouloir totalement et manifeste une certaine empathie avec le destin de cet esclave de la passion. On rejoint alors les grands thèmes de Lang (voir l'invraisemblable vérité ou le secret derrière la porte) qui sut mieux que quiconque arpenter les profondeurs de l'âme humaine.

La fatalité qui s'abat sur les épaules de Cross n'a rien à voir avec le côté noir et poisseux du « réalisme poétique » franchouillard : elle procède d'une analyse minutieuse et implacable des mécanismes sociaux (les possédants ont tout, que ce soit les biens « matériels » mais également la mainmise sur tout ce qui relève des sentiments) qui n'a rien perdu de sa force ni de son actualité...

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