Tokyo ! (2008) de Michel Gondry, Léos Carax, Bong Joon-Ho avec Denis Lavant, Jean-François Balmer


Ceux qui ont vu Mauvais sang de Carax se souviennent sans doute de la course éperdue de Denis Lavant accompagnée  par un interminable travelling, formidable concentré de rage et d'énergie brute. C'est par un travelling du même genre que débute Merde, le segment qu'a réalisé le cinéaste pour le film collectif Tokyo !. Merde (toujours incarné par le fidèle et incroyable Denis Lavant) est une espèce de créature monstrueuse sortie du cœur de la mégalopole par une bouche d'égout pour terroriser les autochtones. Le voilà donc qui agresse les passants, mange les fleurs, lèche les aisselles de jeunes japonaises en jupes plissées et chipe les béquilles des handicapés ! Il y a dans ce début de film une volonté assez jouissive chez Carax de souiller tout ce que nos sociétés contemporaines peuvent avoir d'aseptisé. Merde est le parfait corps étranger, l'inconscient rageur d'un monde policé qui n'a même plus conscience d'engendrer des « monstres ». Ce « corps étranger » fait d'ailleurs liens avec les deux autres sketches du film, respectivement réalisés par Michel Gondry (la science des rêves, Eternal sunshine...) et Bong Joon-Ho (The host).  

C'est d'ailleurs ce qui intéresse dans Tokyo ! : les épisodes qui le composent n'ont rien d'extraordinaire (il faut savoir raison garder !) mais contrairement à bien des « films à sketches », le spectateur peut y constater une relative homogénéité. Tous les films tournent, en effet, autour de la place de l'individu au cœur de la grande Cité.

Chez Gondry, dont je ne goûte habituellement que moyennement le côté bricolo, cela nous vaut un savoureux jeu d'échelle entre l'étriqué (l'appartement dans lequel une jeune fille accueille un couple d'ami) et l'immense (la ville ou encore ce plan très drôle de l'héroïne perdue dans une vaste fourrière). Si la mise en place de l'épisode m'a semblé un tantinet laborieuse, la suite se révèle vite très belle lorsque Gondry aborde à proprement parler le cœur de sa fable poétique et décalée. Par une idée toute simple (que je ne dévoilerai pas pour ne pas vous priver du plaisir de la découvrir), le cinéaste parvient à montrer avec une certaine acuité la réification qui attend l'individu au cœur de la jungle urbaine. Il s'interroge aussi d'une jolie manière sur ce qu'est l'individu : devient-il quelqu'un à partir du moment où il créé quelque chose de nouveau (ce cinéaste qui veut faire « sortir » son art de l'écran, à l'instar des personnages de Soyez sympa, rembobinez qui réalisaient eux-mêmes les remakes de films effacés, en enfumant les spectateurs pendant les projections) ou peut-il, sans « ambition », se composer une personnalité à partir de ses goûts ? Tout l'art de Gondry tient entre ces deux attitudes : la modestie du dilettante amoureux (je ne suis rien de plus que ce que j'aime) et le créateur judicieux capable de mettre en scène son imaginaire foisonnant.

Bong Joon-Ho met également en scène un corps d'individu que tout porte à la disparition. Le héros du film est un « hikikomori » (ces adolescents ou jeunes adultes qui se cloîtrent pour se couper volontairement de la société) dont la seule activité se réduit à organiser sa propre survie dans son espace intérieur (il conserve tout : les livres -c'est normal !- mais également les cartons de sa pizza hebdomadaire qu'il entasse minutieusement). Face à l'agression permanente du monde, il ne reste plus que le repli stratégique et domestique. Là encore, la réification semble le devenir de l'individu (voir cette livreuse de pizza « robot »). Tout n'est pas parfait dans ce sketch où Bong se montre parfois un peu démonstratif (l'arrivée de la jeune femme qui se traduit immédiatement par un tremblement de terre qui menace le parfait ordonnancement du héros, une « happy-end » un peu convenue...). Mais la fable fonctionne plutôt bien et nous offre quelques jolis moments de cinéma (la ballade dans un Tokyo totalement déserté).

Chez Bong et chez Gondry, l'individu est tellement écrasé qu'il n'a guère plus qu'un petit appartement étriqué pour respirer encore. Chez Carax, il est carrément rejeté dans les égouts. Merde est le corps irréductiblement « autre » mais c'est une altérité menaçante car elle refuse l'ordre dominant (voir la scène où il terrorise la capitale japonaise à coup de grenades !). Merde est sans doute le film le plus « volontariste » du lot, celui qui refuse à coup sûr la réification de l'individu quitte à lui préférer la violence, la crasse et la terreur. Carax est animé ici d'une fièvre anarchisante assez sympathique : lorsque Merde correspond avec son avocat (son père ?) par une série de borborygmes, on songe à la fable libertaire de Faraldo Themroc où le refus total de la société passait également par l'invention d'un nouveau mode de communication. Merde, c'est le paria total qui fait horreur à la société ou la fascine (Carax se moque d'ailleurs un peu de ce devenir « icône » de certains fous furieux : songeons aux t-shirts exaltant l'ordure Charles Manson). Comme je le disais plus haut, c'est un peu son inconscient destiné à ressurgir un peu n'importe où et à n'importe quel moment. Carax fait de ce « corps » aberrant une sorte de personnage de serial (voir l'annonce final d'un futur « Merde in USA » !) ou d'un roman de Gaston Leroux.

Le cinéaste a fait beaucoup mieux par le passé (le film n'est, malgré tout, pas très inventif en terme de mise en scène) mais il conserve encore une fièvre et une rage réjouissantes qui nous promettent de beaux lendemains...

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