Etre soi-même
La salamandre (1971) d’Alain Tanner avec Bulle Ogier, Jean-Luc Bideau, Jacques Denis
Puisqu’un blog n’est finalement rien d’autre qu’un journal intime, sacrifions une fois de plus à la petite histoire. Lorsque j’étais plus jeune, nous habitions, ma famille et moi, dans une campagne tellement reculée que nous ne captions à la télévision que les trois premières chaînes nationales. Pas de Canal + (même en clair), ni de feue la 5 ou M6. Dans ces conditions, on se doute que l’apprenti cinéphile que j’étais devait se contenter de ronger son frein tout en remerciant chaleureusement des gens comme Claude Jean-Philippe et Patrick Brion pour lui avoir permis de découvrir autre chose que le gendarme à Saint-Tropez ou le corniaud.
Habitant dans l’est de la France, nous recevions néanmoins une quatrième chaîne, à savoir la télévision suisse romande. Ne souriez pas : aussi modeste soit-il, ce canal m’a permis de découvrir un nombre important de films que je n’aurais jamais vus sur les chaînes françaises. Je me rappelle notamment du « film de minuit » du samedi soir qui m’a permis de découvrir tous les « classiques » du cinéma d’horreur et fantastique (du Poltergeist de Hooper aux raretés de Romero –Martin, la nuit des fous-vivants- en passant par la série des Damien et les films de Craven, Carpenter et consorts…).
Il arrivait également à la TSR de diffuser ce que nous appelons communément des « films d’auteur ». Là encore, je ne vois pas de quelle autre manière j’aurais pu découvrir un Godard plutôt rare (le très beau les enfants jouent à la Russie) et surtout (c’est là où je voulais en venir), les films de la « nouvelle vague » suisse. Grâce à cette petite chaîne (qui d’ailleurs est devenue beaucoup plus banale avec le temps !), je connais (un peu) le cinéma de Michel Soutter (l’escapade), de Claude Goretta (Pas si méchant que ça, l’invitation, la dentellière) et surtout, d’Alain Tanner, le plus marquant des trois.
Je repensais à tout ça en découvrant la salamandre, le film le plus renommé du cinéaste que je n’avais jamais vu. Et je me disais qu’on serait assez inspiré de se pencher à nouveau sur ce « nouveau cinéma » qui, dans la lignée de la Nouvelle-Vague française, éclôt un peu partout dans le monde et même en Suisse à partir du milieu des années 60.
La salamandre adopte d’emblée l’habillage « moderniste » de l’époque : tournage en 16 mm , noir et blanc brut de décoffrage, son direct… Nous sommes face à du cinéma « pauvre » sans que ce manque de moyens soit synonyme d’indigence.
Pierre et Paul , deux amis journaliste et écrivain, acceptent une commande de la télévision pour écrire le scénario d’une fiction à partir d’un fait divers somme toute assez banal : celui d’une jeune femme qui aurait blessé d’un coup de fusil un vieil oncle acariâtre.
Cette jeune femme dont les deux zozos (et le cinéaste) vont tenter de dresser le portrait : c’est Rosemonde (fabuleuse Bulle Ogier) , salamandre qui traverse les flammes du monde sans se brûler (en conservant sa liberté). Nos deux bonshommes vont s’appliquer à la cerner de manière contradictoire. Pour Pierre (l’excellent Jean-Luc Bideau), c’est la vérité documentaire qui prime. Tel Truman Capote, il va aller trouver les témoins du fait divers et mener son enquête pour cerner la personnalité de cette jeune femme qu’il cuisine sans arrêt. Pour Paul (Jacques Denis), c’est par la fiction que peut émerger la vérité du personnage. Il est donc chargé de l’écrire à partir des quelques éléments qu’il connaît d’elle.
La réussite de la salamandre provient de cette alchimie parfaite entre ces deux éléments hétérogènes que Tanner reprend à son compte. D’un côté, il ne cessera de conserver un regard « documentaire » , rendu d’autant plus crédible par le dénuement affiché de l’entreprise et le filmage au ras du quotidien (la Suisse et ses hivers brumeux). De l’autre, il parasite sans cesse cet aspect documentaire en introduisant une voix-off totalement romanesque et en montrant que les hypothèses « fictionnelles » de Paul se vérifient souvent dans le réel.
Sans arrêt, il y a un va-et-vient entre la fiction et le documentaire. Et plus on pense s’approcher de la vérité de Rosemonde, plus elle nous échappe et devient opaque (à l’image de ces moments où elle rentre en elle-même et suit convulsivement de la tête le rythme du juke-box ). La force de Tanner, c’est de montrer une femme qui est toujours « pensée » par quelqu’un, qui n’est jamais elle-même.
La salamandre est un grand film sur l’aliénation de l’individu et sur son désir d’échapper à cette manière dont le monde nous mutile (vous l’aurez compris, il s’inscrit en pleine ligne post-68) .
Outre Pierre et Paul qui veulent absolument la faire rentrer dans des cases précises, Rosemonde est prisonnière, comme tout le monde, des geôliers étatistes (flics, huissiers, inspecteur de la Défense Civile) et des minables gardes-chiourmes de l’ordre capitaliste (petits patrons onctueux, hideux contremaîtres…). Sans didactisme aucun, Tanner montre avec une force rare l’ennui qui suppure de l’esclavage du travail (voir les scènes où Rosemonde enfile la chair à saucisse dans les boyaux à l’usine ou celles où elle vend de ridicules chaussures…) et rêve d’un monde délivré de toutes ces chaînes (superbe lecture d’un passage magnifique de Heine, optant pour une utopie que le cinéaste défendra également dans le beau Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000).
La belle utopie libertaire de ce film passe aussi par l’Art. D’une certaine manière, Paul et Pierre n’auront pas percé le secret de Rosemonde. D’un autre côté, ils auront été les seuls à la voir comme elle est vraiment : à savoir un individu libre. N’est-ce pas la tâche du cinéma de faire voler en éclat les catégories aliénantes qu’on nous assigne et d’accompagner l’avènement de l’individu libre ?
C’est en tout cas ce que nous propose la salamandre de manière assez magistrale…