L'ange exterminateur (1962) de Luis Buñuel avec Silvia Pinal


Dans la catégorie « films que je rêve de voir », je peux désormais ôter cet Ange exterminateur que je poursuivais depuis des années. Difficile cependant d'en parler dès maintenant tant une première vision peine à saisir la richesse et le mystère du dernier film mexicain de Don Luis. Il faudrait le voir et le revoir encore pour percevoir toutes les subtilités de sa construction, son jeu avec les répétitions (Buñuel raconte l'effroi du chef opérateur du film croyant à une erreur lorsqu'il s'aperçut qu'un même plan avait été monté deux fois !) et les emboîtements tordus qui font avancer les séquences.

Contentons-nous de quelques impressions lacunaires et sans doute insipides qui, je l'espère, n'importuneront pas trop notre aimable lecteur.

Le point de départ est tout bête : une réception mondaine a lieu rue de la Providence. Tout se passe à merveille jusqu'au moment où les invités, de grands bourgeois sur leur 31, réalisent qu'ils sont incapables de sortir de la pièce où ils sont groupés. A l'extérieur, personne ne semble en mesure de leur porter secours...

Constellé d'images surréalistes (les moutons et l'ours qui se promènent dans la maison, la main étrangleuse...), le film semble se dérober à toute explication logique et ruiner de lui-même toute tentative d'interprétation. Le cinéaste raillait d'ailleurs les exégètes pontifiants qui voyaient dans l'ours le symbole du « bolchevisme qui guette la société capitaliste paralysée par ses contradictions ». Et d'ajouter que « la meilleure explication pour l'ange exterminateur c'est que, raisonnablement, il n'y en a aucune ».

Même si c'est de bonne guerre pour les cinéastes de ne jamais vouloir « expliquer » leurs œuvres, il me semble qu'il ne s'agit pas là d'une simple pirouette. Buñuel n'est pas un cinéaste « symboliste » mais un poète qui confronte des images pour en faire jaillir une étincelle insolite ou étrange. Vouloir à tout prix décrypter l'ange exterminateur d'un point de vue rationnel n'a aucun intérêt. En revanche, il n'est pas inintéressant de noter les motifs sur lesquels travaille le cinéaste au point d'y revenir de film en film.

L'ange exterminateur et ses bourgeois incapables de sortir d'un lieu banal (une salle de réception) annonce avec 10 ans d'avance les tentatives de repas sans arrêt avortées des mêmes nantis dans le charme discret de la bourgeoisie. Une fois de plus, nous sommes dans le domaine du rituel (est-ce étonnant si le film semble recommencer de la même manière à la fin, mais cette fois dans une cathédrale, autre lieu entièrement voué aux conventions du rite ?) que le cinéaste met à plat par ce phénomène de répétitions.

Une scène, a priori insignifiante, met la puce à l'oreille : un invité porte un toast à ses hôtes et l'approbation de l'assemblée est manifeste. Juste après, Buñuel filme ce même invité porter le même toast mais dans une indifférence générale. Par le simple jeu de la répétition et du décalage dans la réaction de l'auditoire, il fait tomber le masque du rituel et le réduit à un lieu commun ridicule (après avoir vu les films de Buñuel, je vous jure qu'il n'est plus possible d'écouter un discours politique de la même manière !).

Confrontés à une situation absurde (l'impossibilité de satisfaire un désir pourtant simple de sortir d'une pièce), les individus tombent un à un les masques et s'écaille le vernis de la civilisation. Un des personnages le dit : cet emprisonnement les fait tomber dans ce qu'ils redoutent le plus : la violence, la grossièreté, la saleté. Et Buñuel de retrouver le cœur de la nature humaine (ces hommes prêts à piétiner les femmes pour être les premiers à profiter d'une source d'eau) lorsqu'elle a été déshabillée de ses oripeaux que sont les conventions et les rites.

Ce que je tente d'analyser n'est, bien entendu, jamais asséné aussi lourdement. Tout passe par le cinéma et la mise en scène. Si le rituel est ridiculisé, c'est uniquement par la façon dont la caméra le saisit en jouant sans arrêt sur un léger décalage, décalage assuré soit par des associations d'idées incongrues (une femme jette un cendrier par la fenêtre tandis qu'un homme prétend que cet incident est dû « à un juif qui passait »), soit par le phénomène de répétition, soit par un jeu complexe avec la géographie des lieux où la logique semble distordue (par exemple, nous voyons les moutons monter un escalier et arriver, le plan suivant, dans la salle des « détenus » contre toute logique topographique).

De la même manière, les séquences semblent s'enchaîner linéairement mais sont troublées par des passages oniriques qui jettent un doute sur la « réalité » de tout ce que le spectateur voit (comme dans le charme discret de la bourgeoisie, ne sommes-nous pas au cœur d'un rêve dans le rêve ?). Et c'est lorsque tout semble s'emboîter de nouveau (les invités ont retrouvé leur posture du départ) que le maléfice peut être levé.

Dans le cadre d'un quasi huis clos, Buñuel fait preuve d'une inventivité dans la mise en scène assez sidérante (en terme de spatialisation, de jeu des acteurs dans le cadre...).

Encore une fois, je doute que les interprétations rationnelles épuisent la beauté de l'ange exterminateur (oui, bien sûr, la bourgeoisie semble en voie de décomposition, délaissée par ses domestiques -voir le début du film- et aux prises avec des agitations sociales -la répression policière finale- : mais tout cela reste fort ambigu). Comme dans L'esprit de la ruche (Erice) ou Cria Cuervos, il serait aussi séduisant de voir dans cette vaste demeure la métaphore d'une société sclérosée et repliée sur ses rites archaïques, au bord de l'explosion. Mais c'est réduire à une dimension bien étriquée ce puit de mystère, ce gouffre impénétrable qui n'a pas fini de nous fasciner...

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