Le fruit (vert) défendu
La jeune fille (1960) de Luis Buñuel
Deuxième et dernier film américain de Buñuel, la jeune fille est devenu, avec le temps, un film rarement montré. Trop lourdement antiraciste, il ne compte pas parmi les œuvres majeures du cinéaste mais possède suffisamment d'atouts pour qu'on s'y intéresse.
Sur une île vivent Miller, un garde-chasse, et une préadolescente dont le grand-père vient de décéder. La jeune fille fait office de factotum à l'homme qui attend la venue d'un pasteur pour lui confier le destin de l'orpheline. Sauf que la nymphette (qui ne s'appelle pas Evvie pour rien !) éveille des désirs coupables en Miller lorsqu'il constate qu'elle est en train de devenir une femme.
Parallèlement, un noir accusé de viol se réfugie dans l'île, fait la connaissance d'Evvie avant de s'affronter à Miller...
Buñuel confie qu'il a réalisé ce film en réaction contre le manichéisme du cinéma hollywoodien de l'époque. La jeune fille se veut donc un film non manichéen mais, en tordant le cou aux clichés, le cinéaste devient presque démonstratif en inversant la donne (Travers, le Noir, n'est qu'une victime sans défaut tandis que les blancs s'avèrent racistes et brutaux).
Comprenons-nous bien : ce n'est pas le propos de Buñuel que je blâme (au contraire, je le trouve très courageux de s'être élevé, à son époque, contre tous les abominables clichés racistes) mais les moyens employés cinématographiquement (les personnages restent un brin trop monolithiques).
Du coup, La jeune fille intéresse moins pour son propos « social » (la condition des Noirs américains jugés coupables uniquement en raison de leur couleur de peau) que par le portrait qu'il dresse d'une Lolita éveillant les concupiscences.
En lui-même, le film ne comporte aucune image « inconvenante » mais je me demande quand même s'il pourrait être tourné aujourd'hui tant Buñuel « érotise » sa (très) jeune adolescente. Il filme d'une manière remarquable le désir qui naît dans le regard des hommes : le temps d'arrêt que marque Miller lorsqu'il contemple Evvie coiffée et bien habillée, le trouble qui saisit Travers lorsque la petite réajuste sa serviette de bain autour de sa poitrine... Le film se charge alors d'une atmosphère lourde et électrique où les désirs, loin du regard de la société et de la morale (qu'incarnera l'arrivée du pasteur), se mettent à nu.
Le précédent film américain de Buñuel était une adaptation de Robinson Crusoé. Avec la jeune fille, il prolonge un peu la réflexion qu'il avait pu entamer sur la nature humaine (l'île offrant un cadre idéal comme endroit coupé de la civilisation) et montre de quels instincts primitifs sont composés les individus.
L'une des scènes les plus marquantes du film est sans doute ce passage, totalement « gratuit », où le cinéaste filme un raton laveur dépecer une poule, image d'une rare crudité de la nature dans toute son absurdité. Dépouillé des oripeaux de la civilisation, l'homme retourne à ses instincts les plus sauvages (la cruauté avec laquelle les blancs veulent en découdre avec le « nègre ») et les plus incontrôlés (abuser d'une jeune fille de 13, 14 ans).
La profonde ironie du cinéaste, c'est qu'il n'oppose pas de manière schématique la « nature » à la « culture » qui serait l'apanage de la civilisation. La « morale » extrêmement tordue du film (le pasteur qui, par diverses contorsions morales, parvient à pardonner au violeur et mettre en berne ses scrupules si Miller épouse Evvie) montre le profond scepticisme de Buñuel, que ce soit quant à la nature de l'homme (certainement pas « bon » à l'état naturel) ou celle des rites et conventions de la « civilisation ».
Je me rends compte que j'ai surtout évoqué les « thèmes » du film mais tout cela est d'abord incarné par une mise en scène qui repose avant tout sur les regards. Dans ce microcosme que représente l'île, chacun vit constamment sous le regard de l'autre.
Regards lourds sur la sensualité naissante de Evvie (un des plus beaux plans fétichistes du film est ce passage où Buñuel filme ses pieds (comme toujours !) dans des chaussures à talons. La nymphette a alors une démarche de femme mais, soudain, elle sautille en faisant mine de jouer à la marelle, trahissant alors qu'elle est toujours une enfant), regards méfiants de Travers et Miller qui ne cessent de se jauger et de se méfier l'un de l'autre...
Il est d'ailleurs significatif que Miller, lorsqu'il commettra son « crime », aura eu soin auparavant d'échapper à tous les regards (il éteint la lumière et réajuste les rideaux).
Sans être un grand Buñuel, la jeune fille recèle de nombreuses richesses qui finissent par forcer l'intérêt du spectateur...
NB : A écouter, la très belle chanson « folk » qui ouvre le film...