Semaine Straub : part 1
Chronique d'Anna Magdalena Bach (1967) de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet avec Gustav Leonhardt (Editions Montparnasse)
Oyez ! Oyez ! Voilà que nous arrive le troisième volume des films des Straub, réunis en coffret par les bons soins des éditions Montparnasse, nous permettant ainsi de (re)découvrir une œuvre rare et essentielle. Les Straub en DVD, c'est un peu comme si nous pouvions lire certains auteurs confidentiels dans la Pléiade.
Comble de bonheur, ce troisième coffret recèle Chronique d'Anna Magdalena Bach, l'un de leurs films les plus renommés et l'un des rares qui ne fasse pas totalement fuir les détracteurs du couple (à part peut-être cette tête de mule de Ciment !). Il faut dire que la musique de Bach, superbement orchestrée et jouée, offre une assise confortable pour aborder la rigueur toute janséniste du plan straubien.
La forme s'adapte parfaitement au fond, même si en l'occurrence, il s'agit ici moins d'un « fond » que d'une « matière » (c'est le terme que Straub emploie dans le documentaire que Costa lui a consacré). La matière n'est ici ni « littéraire » (Vittorini dans Sicilia !, Kafka dans Amérika, rapports de classe...) ou théâtrale (Corneille dans Othon, Sophocle dans Antigone...) mais musicale. Les œuvres de Bach, interprétées par Leonhardt, constituent pour les cinéastes une matière à part entière. Or je dois avouer que c'est sans doute la première fois que je vois la musique filmée de cette manière à l'écran.
C'est pourtant peu dire qu'elle est un élément essentiel au cinéma. Elle est utilisée souvent de manière illustrative et permet aisément de dramatiser certaines émotions (la peur, la tristesse : imagine t-on un mélodrame sans musique ?). Dans les comédies musicales, elle permet une intensification du Réel, d'offrir à des sentiments ou des élans un éclat plus spontané, plus vibrant. Mais la musique reste toujours un « moyen ». Quant aux films sur les musiciens (Mozart chez Forman, Parker chez Eastwood, Marais chez Corneau...), c'est moins l'œuvre qui compte que l'artiste au travail et le combat qu'il dut mener pour faire reconnaître son art.
Dans Chronique d'Anna Magdalena Bach, nous aurons quelques indications d'ordre biographique sur Bach mais, ce qui compte, c'est les œuvres, filmées dans leur intégrité et d'un point de vue tel qu'il empêche l'oreille et l'œil du spectateur de se disperser. La forme même du film épouse cette matière incroyablement dense, riche et mouvante qu'est la musique de Bach. Tout ce qui est anecdotique peut être monté court (on repérera même un joli faux raccord dû à la sécheresse d'une coupe qui fait qu'Anna Magdalena ouvre immédiatement une porte alors qu'elle était l'instant d'avant à l'autre bout de la pièce) tandis que la musique est filmée dans toute sa majesté et dans la durée.
Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que le caractère « sacré » de la musique de Bach semble même imprégner les images du film alors que nous savons que les Straub sont d'indécrottables matérialistes. Dans un premier temps, les cinéastes se contentent d'enregistrer les morceaux joués par les musiciens. Après l'extraordinaire souffle de la Passion selon Saint Mathieu, ils raccordent sur un plan de mer, pause méditative après tant d'intensité (le morceau noue réellement les tripes). Plan qui réapparaîtra une autre fois avant qu'un morceau de Bach soit entièrement monté sur un plan de nature (contre-plongée sur des arbres et le ciel) presque mystique (du moins, c'est la musique qui lui confère cet élément). Comme si l'aspect « divin » de la musique de Bach parvenait à troubler l'équilibre strictement « matérialiste » de la musique selon les Straub...
Et comme ils ne sont pas croyants, cela nous permet de conclure avec Cioran : « S'il y a bien quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu »...