N'avez-vous jamais rêvé de faire l'école buissonnière et de prendre des chemins de traverse ?


De déserter le marché du travail et fuir l'esclavage salarié en compagnie de jolies et espiègles demoiselles ?


D'oublier votre terne quotidien, de quitter vos habits sociaux étriqués pour suivre des guides facétieux...


Vers des destinations exotiques...



Où les surprises sont légions !



N'avez-vous jamais souhaité abolir le temps lorsqu'il n'offre que joie de vivre, fous rires...



...Et moments privilégiés entre amis ?




Si oui, le cinéma de Jacques Rozier, le plus rare et le plus précieux de nos cinéastes, est fait pour vous. Grâce à ce splendide coffret édité avec soin par les éditions Potemkine (que les auteurs de cette initiative soient bénis sur dix générations !), les cadeaux de Noël arrivent en avance cette année et nul doute que vous tomberez à pic en l'offrant à un proche cinéphile.

En plus de cinquante ans de cinéma, Jacques Rozier n'a tourné que cinq longs-métrages (le dernier est d'ailleurs toujours inédit) mais son œuvre reste gravée dans la mémoire de quiconque a vu ses films. En plus de ses quatre longs-métrages, ce coffret DVD offre l'opportunité de découvrir deux courts-métrages des années 50.

Le merveilleux Rentrée des classes (1955) exprime déjà la quintessence de la geste artistique du cinéaste. Parce qu'il a fait le pari idiot de jeter son cartable à l'eau, le jeune René déserte les rangs scolaires et manque sa rentrée des classes. Rozier se souvient ici de Jean Vigo (à qui il consacrera un documentaire dans le cadre de l'émission Cinéaste de notre temps) et des « cancres » de Zéro de conduite mais également de Renoir lorsqu'il suit, dans une séquence d'une époustouflante beauté, le petit garçon suivre le cours de l'eau à la recherche de son cartable. En 20 minutes, le cinéaste jette les bases de ce qui constituera tout son cinéma : la flânerie érigée en art de vivre, une préférence affichée pour les « temps morts » et l'instant présent au détriment de récits bétonnés, un art de la fugue (à tous les sens du terme) qui ne sera jamais démenti dans ses films suivants.

On constatera d'ailleurs que chacune de ses œuvres est construite sur le même mode opératoire : d'abord une partie parisienne[1] qui présente les personnages dans leurs activités « sociales », puis une autre qui nous les révèle autrement, alors qu'ils sont en vacances. Cette division en deux parties est inégale (elles sont à peu près équivalentes dans Adieu Philippine mais Du côté d'Orouët expédie la partie parisienne en une petite dizaine de minutes) mais permet toujours au cinéaste de jouer sur une rupture. Comme si ses personnages décidaient enfin de faire un pas de côté et de révéler leurs vrais visages.


Adieu Philippine est souvent considéré comme l'un des films les plus caractéristiques de la Nouvelle Vague. Il est vrai qu'on retrouve tous les éléments qui caractérisent le mouvement : goût pour la jeunesse, les tournages en extérieurs, les comédiens amateurs et une attention toute particulière au « naturel », à la spontanéité (que ce soit dans le langage ou les mouvements des corps - ah, le cha cha des filles !-).

Michel travaille à la télé et rencontre deux amies inséparables (Juliette et Liliane) qui souhaitent faire de la publicité[2]. Rozier filme d'abord les « plans drague » du jeune homme (comme dans le court-métrage, Blue Jeans, sorte de répétition générale d'Adieu Philippine) et nous touche par la vitalité de ce cinéma frais, débarrassé de tous les oripeaux sociologiques et/ou psychologiques qui plombaient le cinéma français des années 50. Le naturel des comédiens, la spontanéité des dialogues et la légèreté des situations « prépare le terrain » a une deuxième partie où s'affiche plus nettement la singularité du projet du cinéaste. En effet, lorsque Michel apprend qu'il va devoir partir faire son service militaire en Algérie (qui a dit que le cinéma français n'avait jamais évoqué la tragédie algérienne ?), il largue avec pertes et fracas son boulot abrutissant et prend des vacances en Corse où ses deux minettes vont venir le rejoindre. Plus le film avance et plus les personnages se révèlent, et cette « révélation » advient en situation de « vacance ». Symptomatiquement, ils commencent par des vacances organisées avant de rompre de plus en plus avec le monde pour effectuer du camping sauvage...


Tous les films de Rozier affichent ce désir de fuite hors du monde : les trois filles de Du côté d'Orouët (sans doute le plus méconnu des films du cinéaste et son plus beau : incontestablement l'un des plus grands films français de tous les temps !) revivent dans leur villa au bord de la mer tandis que les aventuriers des Naufragés de l'île de la tortue expérimentent une nouvelle formule touristique leur permettant de revivre les aventures de Robinson Crusoé (ils sont largués sur une île prétendument déserte avec comme seules consignes « démerdez-vous » !). Pour les contrôleurs de la SNCF de Maine Océan, l'éden se situe sur l'île d'Yeu, dans un bistrot de marins où ils vont pouvoir redécouvrir le sens de la chaleur humaine et de la solidarité.

Ces moments privilégiés, hors du temps, offre au cinéaste un moyen de nous montrer ses personnages sous un autre angle et rendre à l'écran toute l'épaisseur de la pâte humaine dont ils sont faits. A priori, rien de bien exaltant dans l'idée de passer des vacances avec trois bécasses qui rient comme des folles ou des contrôleurs zélés de la SNCF (« alors donc on fait profession d'emmerder le monde » leur dit avec justesse le marin Petitgas). Et pourtant, à l'arrivée, le spectateur a la sensation d'avoir vécu des aventures uniques, exaltantes, suprêmement drôles jusque dans la mélancolie qui s'y immisce. Là réside pour moi le miracle du cinéma de Rozier car il ne montre que des faits banals, arrivant à des êtres banals (apprenties starlettes, modestes employés ou fonctionnaires...) et ces moments sont pourtant uniques (pardon pour la répétition mais je ne trouve pas d'autres mots).

D'un point de vue de la mise en scène, cela se traduit par une dilatation du temps et un étirement des séquences qui permet au cinéaste de saisir quelque chose comme l'essence même de la vie. C'est la désopilante scène de lit entre Pierre Richard (qui n'a peut-être jamais été aussi bon que chez Rozier) et sa partenaire noire dans les naufragés de l'île de la tortue ou cette séquence mémorable de Maine Océan où tous les personnages se serrent les coudes pour improviser une samba endiablée. Pour Du côté d'Orouët, il faudrait tout citer : les jeux avec un pot de chambre en céramique ou des sabots de bois, l'hilarant passage de l'écaillage des anguilles (est-ce bien des anguilles ?) ou encore d'initiation à la voile.

Et puis ces fous rires ! Diable qu'ils sont communicatifs...

Dans ces séquences, Rozier parvient à un dosage assez stupéfiant entre quelque chose qui semble naître sous nos yeux (même si les comédiens, en bonus, affirment qu'il ne s'agit jamais véritablement d'improvisation) et un sens très sûr du montage qui lui permet d'éviter tout ce que ce cinéma « direct », quasi-documentaire, pourrait avoir de plat et banal.


Ce miracle tient sans doute à l'extrême empathie qu'il manifeste pour ses personnages. Tous sont issus de milieux populaires et le cinéaste parvient parfaitement à saisir leur « véracité » : ce sont les accents du midi de Rentrée des classes ou l'accent « parigot » à couper au couteau des jeunes gens d'Adieu Philippine. Ce sont les centres d'intérêt limités des personnages (les filles obsédées par leur ligne et leur régime dans Du côté d'Orouët) ou leurs habitudes de touristes conditionnés (Les naufragés de l'île de la tortue). Et ne parlons pas de Maine Océan, véritable melting-pot de langues (le français, le portugais de la danseuse brésilienne et l'anglais baragouiné par les contrôleurs) et d'accents (méridional, breton...).

S'il nous arrive de rire de certaines de leurs caractéristiques (il est plus que temps de louer l'hallucinante composition d'Yves Afonso dans Maine Océan, notamment dans l'hilarant passage du tribunal), Rozier n'affiche jamais aucun mépris pour ses personnages et leurs « différences ». Au contraire, ces différences enrichissent ceux qui s'y confrontent, sans que cette affirmation se traduise dans la mise en scène par un œcuménisme bien-pensant à la mode.

Lorsque Rozier filme une noire, une brésilienne ou un breton, il n'en fait pas les symboles d'une cause à défendre (le métissage) mais il nous invite à les connaître en tant qu'individu. Et sa générosité est telle qu'il filme l'homme avant sa fonction (Bernard Menez qui, bourré, tombe le masque du contrôleur borné (pléonasme !) et clame qu'il fait « un boulot d'esclave ») et nous invite ainsi à retrouver l'Autre loin du joug des fonctions sociales.


Néanmoins, Rozier n'est pas un naïf. Il sait que les douces utopies qu'il met en scène n'auront qu'un temps[3]. Son cinéma, aussi réjouissant soit-il, se nimbe toujours d'une inquiétude : c'est la menace du service militaire qui pèse sur Michel dans Adieu Philippine, l'emprisonnement de Pierre Richard dans Les naufragés de l'île de la tortue et l'idée qu'il n'existe désormais plus une île déserte à la surface de la planète, que le dernier coin de « paradis » a déjà été touché par le pollution et la marchandisation. C'est également les illusions perdues de Bernard Menez dans Maine Océan et le sentiment de "dernières vacances" qui enveloppe doucement Du côté d'Orouët.

Dans ce film, la mélancolie n'a rien d'un « truc » de scénariste : elle vient de ce sentiment prégnant que les moments d'euphorie auxquels nous avons assisté n'ont qu'un temps et qu'il ne reviendront jamais plus. Comme le lendemain de la fête de Maine Océan, c'est une vague sensation de tristesse qui voile très légèrement l'atmosphère et alourdit les cœurs.

Ce qui a été vécu avec une telle intensité (et qui mieux que Rozier a su capter l'intensité de l'Instant ?) ne reviendra sans doute plus. Le temps a déjà entamé son terrible ouvrage.

Les vacances, hélas, auront été fugaces comme les amours et la jeunesse.

Ne reste que les souvenirs de ces beaux regards de jeunes filles...





Coffret 5 DVD Jacques Rozier (Editions Potemkine)





[1] Vous me direz que Maine Océan ne débute pas à Paris. C'est vrai, mais la première partie du film (dans le train) est, une fois de plus, consacrée à montrer des individus coincés dans leurs costumes « sociaux » (ici, des contrôleurs de la SNCF) avant qu'une rupture permette de les révéler tels qu'ils sont...


[2] Je ne développe pas cet aspect mais j'ai le souvenir d'une critique passionnante (sauf erreur, de Fargier) sur ce film qui démontrait que l'idée d'amandes « philippines » du titre pouvait s'appliquer aux rapports télévision/cinéma. Dans le film de Rozier, notamment dans la première partie, la télévision joue un rôle primordial, notamment par le naissance du « direct » qui constitue, au sein du cinéma « réaliste », une véritable révolution copernicienne...

Rozier a sans doute été le cinéaste de la Nouvelle Vague le plus travaillé par cette question du « direct » (Rivette aussi, mais d'une autre manière...)


[3] Temps correspondant d'ailleurs au temps de tournage, comme le cinéaste le suggère dans cet excellent entretien (un peu de pub pour les initiatives locales !)





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