La nuit la plus longue (1964) de José Bénazéraf avec Alain Tissier, Virginie de Solenn, Annie Josse, Willy Braque (éditions K-Films)



C'est peu dire que l'offre DVD est particulièrement riche en événements en cette période de Noël. Toute la presse loue d'une seule voix et à juste titre les fabuleux coffrets consacrés aux films de Jacques Rozier (je l'ai fait ici même), aux mélodrames de Douglas Sirk (deuxième fournée) ou à l'intégrale Jacques Demy.  Un autre événement, non moins considérable, est la sortie de huit films de José Bénazéraf devenus fort rares. Occasion rêvée de vérifier que la force de ce cinéma méprisé par la critique officielle n'est pas une simple lubie de cinéphile déviant. Nous constaterons néanmoins avec une certaine tristesse que cette édition a reçu peu d'échos dans la presse, du moins à notre connaissance. Je vous invite donc à aller jeter un œil sur ce site qui vous donnera un menu détaillé du festin de roi que constituent ces films.



Bénazéraf débute dans les années 60, au moment où la Nouvelle Vague fait souffler le grand air de la liberté sur le cinéma français. Dans la foulée de ces tournages à petit budget, en décors naturels et avec de parfaits inconnus devant les caméras, une foultitude de jeunes cinéastes tournent leurs premiers films. Certains ne persévèreront pas, d'autres regagneront les rangs du cinéma commercial ou deviendront des petits maîtres du cinéma bis.

Pour cette dernière catégorie, la convention veut qu'on associe systématiquement au nom de Bénazéraf celui de Max Pécas : débuts au même moment, même appétit pour des films de série B de plus en plus déshabillés à mesure que les mœurs se relâchent, intermèdes plus ou moins long dans le porno hard... La comparaison s'arrête là : autant Pécas est un cinéaste sans envergure et plutôt moralisateur (je verrais bien néanmoins les films qu'il a tourné sur les scénarios de Manchette et Bastid), autant Bénazéraf est incontrôlable et flamboyant, transformant les classiques polars sexy en vogue dans les années 50-60 en diamants bruts.

Nos lecteurs les plus anciens se souviennent sans doute que nous dîmes beaucoup de bien autrefois de films comme Joe Caligula (avec un épatant Gérard Blain) et Le désirable et le sublime. Ils ne seront donc pas surpris de nos louanges pour La nuit la plus longue.

Dès la longue séquence d'ouverture, le pari est presque gagné. Début typiquement « Nouvelle Vague » : une caméra suit une jeune femme qui marche dans les rues de Paris. Elle va se faire enlever par des truands et séquestrer dans une maison à la campagne. Presque huit minutes sans dialogue et une mise en scène qui privilégie la plongée, posant d'emblée une atmosphère lourde et oppressante. Nous apprendrons très rapidement que la jeune femme enlevée (Virginie) sera l'objet d'une demande de rançon même si Don José se détache peu à peu de son fil conducteur pour ne plus s'intéresser qu'à la restitution d'une ambiance moite et poisseuse en huis clos.

Dans un formidable article (Cf. Cinérotica n°3), Frédéric Thibault rappelle la phrase de Godard « Ce sont les marges qui tiennent les pages d'un livre ». Jamais une citation ne m'a semblé mieux correspondre au cinéma marginal de Bénazéraf dont la violence et l'érotisme torride renvoient au rang d'insipides enfantillages les navets de Vadim. 

La nuit la plus longue témoigne fort bien de cette rage de filmer, de ruer dans les brancards du pouvoir et de la censure gaulliste.

Il y a toujours dans les films du Condottiere un arrière-goût de nihilisme et d'existentialisme. Les ravisseurs attendent un homme qui comme le Godot de la pièce de Beckett n'arrivera jamais. Et dans cet espace clos, ils laissent soudain libre court à leurs désirs les plus enfouis et les plus violents (le fameux passage où Willy Braque déshabille l'impassible Annie Josse en coupant les bretelles de sa robe et l'attache de son soutien-gorge avec un couteau).

Pour ce faire, très peu de moyens (qu'ils soient financiers mais également narratifs : le scénario tient sur un ticket de métro) mais un sens très sûr du cadre (ces magnifiques contre-plongée sur une horloge qui rythme le film et le tende) et du montage qui permettent au cinéaste de plier « le cérémonial du film noir à sa vision » (Thibault). Vision à la fois pessimiste d'une humanité sans espoir et visions baroques d'un cinéma du désir et de la pulsion.

A ce titre, il faut absolument citer une séquence mémorable et incroyablement mise en scène. Il s'agit d'un montage parallèle entre un strip-tease (très beau, avec deux femmes et un fouet) et une scène d'amour entre un kidnappeur et sa « victime ». Outre l'inventivité du découpage, c'est la bande-son qui attire l'attention puisqu'elle n'est quasiment jamais synchrone avec ce qui est montré à l'écran (quand le cinéma « bis » rejoint le cinéma « discrépant » d'Isidore Isou !) : une voix-off évoque les mémoires du communiste Jacques Duclos (ça, c'est le côté parfois un brin emphatique de Don José qui lui vaudra le surnom « d'Antonioni de Pigalle »), puis c'est le silence total qui enrobe les images du strip-tease. Nous aurons droit aussi à des dialogues des personnages décalés dans le temps d'un assez bel effet et au très beau motif musical composé pour film par Chet Baker.

Mine de rien, le temps de cette séquence, le spectateur sent quelqu'un qui travaille la matière cinématographique et qui dépasse le caractère anémique du scénario de série B sur lequel il s'appuie.

Qu'un film d'une telle noirceur, d'une telle violence et d'un tel érotisme ait pu être tourné au mitan des années 60, voilà qui laisse pantois, même le spectateur blasé d'aujourd'hui...



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