Tuez un salaud !
Louise-Michel (2008) de Benoît Delépine et Gustave Kervern avec Yolande Moreau, Bouli Lanners
« Où que vous soyez, qui que vous soyez, il y a un salaud qui vous empêche de vivre. Politicien, ecclésiastique, militaire, flic, patron, promoteur, fonctionnaire, douanier, chef de service, petit chef, huissier, contrôleur, bureaucrate, banquier, etc. (liste non exhaustive).
Tuez-le.
Vous accomplirez un acte de salubrité publique. Vous réaliserez par la même occasion une œuvre d'art du plus haut niveau.
La campagne « TUEZ UN SALAUD ! » vous offre aussi la possibilité de satisfaire votre sens de l'altruisme. En tuant celui qui vous gêne, vous tuez aussi celui qui gêne les autres.
Soyez moderne. TUEZ UN SALAUD.
Soyez branché. TUEZ UN SALAUD.
La vie est courte. TUEZ UN SALAUD.
Pensez aux autres. TUEZ UN SALAUD.
Prenez votre pied. TUEZ UN SALAUD.
[...]
N.B. : Si vos convictions intimes vous interdisent d'ôter la vie à quelque animal nuisible que ce soit, nous vous invitons à accomplir le même acte de façon symbolique, en détruisant, par exemple, un monument à la gloire d'un ou plusieurs salauds notoires, ou encore une œuvre d'art dégoûtante de votre choix. »
Ainsi débutait en 1986 le roman noir du Colonel Durruti (alias Yves Frémion et Emmanuel Jouanne) intitulé Tuez un salaud !. Et c'est à ces préceptes que semblent obéir Louise (Yolande Moreau) et ses camarades ouvrières lorsqu'elles se font licencier et décident de mettre en commun leurs indemnités pour engager un tueur professionnel à dessouder le patron voyou qui les a mises à la porte.
Après l'immense béquillard Albert Libertad dans Aaltra, c'est au tour de la grande Louise Michel de servir de référence à l'excellent duo Delépine et Kervern qui signe ici son troisième long métrage.
Après deux tentatives fort intéressantes de voguer sur les chemins assez inexplorés d'un cinéma surréaliste à la française (Aaltra et Avida), nos deux zigues optent cette fois pour un film plus linéaire et plus « classique ». S'il fallait définir rapidement Louise-Michel, nous dirions volontiers qu'il s'agit une comédie irriguée à la fois par la veine anarchisante d'un Jean-Pierre Mocky et l'humour noir et minimaliste d'un Kaurismäki.
Comme Mocky, Kervern et Delépine peuplent leur film de trognes incroyables. Louise engage donc Michel (le désopilant Bouli Lanners) pour abattre son patron. Or celui-ci se révèle vite être un ringard total, incapable de faire du mal à un chien qu'il rate en tirant pourtant à bout portant ! Outre le couple qu'il forme avec Louise, le film est un défilé de personnages excentriques et hauts en couleurs où l'on pourra s'amuser à reconnaître de sympathiques « guest-stars » : Benoît Poelvoorde en voisin complètement fou, ingénieur métallurgiste qui s'amuse à faire exploser des maquettes d'avions sur une réplique du World Trade Center pour prouver la supercherie des attentats, l'ami Siné en père dépassé par Michel, Mathieu Kassovitz en patron de ferme bio, tordant le temps d'une seule scène, Robert Dehoux en aumônier ou encore Albert Dupontel que les spectateurs trop pressés auront sans doute manqué...
A travers ces personnages et d'autres moins reconnus (ces malades en phase terminale que Michel recrute, lui-même n'osant passer à l'acte, pour « tuer les salauds » avant de partir) permettent aux auteurs de livrer une fable grinçante et d'un humour très noir sur le capitalisme à l'heure actuelle.
Comme Mocky, ils ont le talent de ne pas placer le spectateur dans une situation confortable en lui définissant une fois pour toute ce qui est bien et ce qui est mal. Certes, comme toute comédie, le film force parfois un peu le trait (encore que la réalité s'avère souvent beaucoup plus « caricaturale » que la fiction : demandez aux salariés d'Amora ce qu'ils en pensent, pour prendre un exemple local !) mais si les patrons et autres parasites multimillionnaires sont fustigés, les pauvres et résignés qui croupissent dans la médiocrité n'ont pas forcément le « beau » rôle et les cinéastes nous laissent libres de s'identifier à leur « cause » ou pas.
De plus, il montre de manière assez fine que le problème de l'économie libérale ne se réduit désormais plus au seul « patron », lui-même dépendant des actionnaires et de la dématérialisation des pouvoirs (voir aussi Le direktor de Lars Von Trier). Il ne s'agit pas pour autant de se résigner et le film s'avère assez roboratif dans sa volonté toujours affichée d'exalter la plus jouissive des révoltes.
Autre bon point, déjà évident dans Aaltra et Avida, Delépine et Kervern ont beau venir de la télévision, ils n'oublient jamais de faire du cinéma. Louise-Michel a beau être un film plus linéaire, plus « simple », il n'en est pas moins pétri de bonnes idées de mise en scène. De Kaurismäki, les auteurs se souviennent d'un certain sens du cadre et des possibilités infinies de jouer avec celui-ci : jeu avec des découpes à l'intérieur du cadre (rigueur des lignes), jeu avec le son (le très beau plan où Louise et Michel se perdent dans des allées de caravanes et où les cinéastes font tenir le gag avec le son de leurs pas sur le gravier) ou la profondeur de champ (l'extraordinaire plan-séquence avec Kassovitz). Pour une fois dans une comédie française, on a le sentiment que l'emplacement de la caméra est pensé, qu'il y a derrière ladite caméra des gens qui ne se contentent pas de filmer des vannes mal écrites en plans rapprochés.
Croyez-moi, ça fait du bien !
Je ne dis pas que Louise-Michel est un film parfait. Comme les deux films précédents que j'avais pourtant trouvés passionnants, il manque toujours un je-ne-sais-quoi qui permettrait aux duettistes de passer du bon film au grand film. Ce n'est d'ailleurs pas facile de définir exactement. Certes, il y a certaines choses pour lesquelles je ne marche pas (le coup de l'inversion des sexes ne m'a pas paru convaincant) mais ce n'est pas seulement ça.
Peut-être que la dérision totale qui semble régir les deux compères empêche, malgré tout, d'adhérer pleinement à leur projet. Lorsque Yolande Moreau rit longuement devant un renard qui met une perruque à la télévision, on se dit que c'est peut-être un peu trop. Il manquerait alors une dimension autre qui permettrait de rompre avec ce fil de l'absurde et offrir plus de points d'attaches avec les personnages.
C'est juste une supposition qui ne doit pas vous effrayer.
Tel qu'il est, le film de Delépine et Kervern est plutôt réjouissant et tout à fait recommandable...