La baie des anges (1962) de Jacques Demy avec Jeanne Moreau



Vous allez peut-être dire que je vous ennuie avec Jacques Demy mais sachez alors que ça ne fait que commencer ! Eh oui, je suis chez moi et s'il me plaît de consacrer ma 500ème « critique » (j'ai constaté ça il y a quelques jours, à ma grande stupeur !) à La baie des anges, je ne vais pas m'en priver...

De ce deuxième long-métrage, je dirais volontiers que c'est le film le plus « théorique » de Jacques Demy. J'ai bien conscience qu'il s'agit là d'un fort vilain mot pour une œuvre gracieuse et dépouillée, alerte et sans temps morts mais c'est le premier qui me vient à l'esprit. Peut-être parce que ce qui constitue l'essence du cinéma de Demy est livré ici par le biais d'une métaphore. Cette métaphore, c'est l'univers impitoyable du jeu.

Modeste employé de banque, Jean Fournier se laisse convaincre par un collègue de tenter sa chance au casino d'Enghien. La chance du débutant lui souriant, il gagne une jolie somme qu'il décide, malgré les recommandations de son père, d'aller dépenser dans les casinos de la Côte d'Azur.  C'est là qu'il rencontre Jackie (Jeanne Moreau transformée pour l'occasion en blonde platine), une joueuse invétérée qui l'entraîne au fond de son obsession pour le jeu...


Avec La baie des anges, le cinéaste parvient à saisir de façon particulièrement fine l'univers si singulier du jeu. Sa mise en scène tranchante et rythmée par le leitmotiv musical de Michel Legrand parvient à traduire à merveille ce « vertige » dont parle Roger Caillois en évoquant certaines catégories de jeu (notamment les jeux de hasard). Jean et Jackie sont entraînés dans une farandole d'émotions que provoquent successivement leurs réussites et leurs revers de fortune.

Demy se concentre tellement sur cet univers à part qu'il fait mine de reléguer l'histoire d'amour entre ses deux personnages au second plan. Or toute la métaphore qu'impliquent les règles du jeu (le hasard, la chance, les coups du destin...) lui permet de cristalliser ses obsessions sur le couple et l'amour et de nous les livrer en filigrane.

Chez Demy, l'existence ne tient toujours qu'à un coup de dés : c'est la guerre qui éloigne les amants et rend impossible un amour passionné, c'est le temps qui glisse inexorablement et érode les sentiments, c'est le hasard des rencontres... Les hauts et les bas que connaissent les joueurs sont de même nature que ceux que peuvent connaître un couple.

Si pour Caillois, le jeu est un parfait miroir de la manière dont les sociétés sont structurées, chez Demy, cette interdépendance fonctionne au niveau du couple : hasard (pourquoi miser sur tel individu plutôt que sur moi, hein les filles ?), destin (la rencontre était-elle inéluctable ?), chance et malchance...

Jackie évoque d'ailleurs le rapport religieux qu'elle entretient au jeu : elle confie rentrer dans un casino comme dans une église. A travers cette « foi », elle abandonne toute liberté (Demy montre très bien son assuétude au jeu) et toute volonté pour s'en remettre au Hasard tout-puissant.

Ce que le jeu apporte de plus à ces vies qui ne sont finalement qu'une combinaison de hasards, de coups ratés et de petites victoires précaires ; c'est qu'il intensifie le Réel, lui donne un rythme plus soutenu. C'est en ce sens qu'on peut y voir une espèce de « traité théorique » du cinéaste (même si je le répète, l'expression me fait horreur).

Je reviens un instant sur Model shop : George y affirmait une vision très pessimiste de la vie tout en disant qu'il la voyait plus belle dans ses différents reflets : littérature, peinture, cinéma...

Le jeu, comme l'Art, est un moyen d'offrir des couleurs plus chatoyantes à un Réel pas toujours rose (il n'y a que Télérama pour trouver 109 (sic !) bonnes raisons d'aimer 2009 alors que nous aimerions en trouver au moins une !). Si la vie ne vaut pas le coup d'être vécue, alors autant profiter de ses reflets qui lui donnent plus d'ampleur : le jeu pour Jackie, l'Art pour Demy, l'amour pour ses personnages.

Nous savons que tout cela est éphémère et que la fin est déjà là (la présentation du film par Mathieu Demy est plutôt anecdotique mais le comédien a raison de souligner la singularité du travelling arrière qui ouvre le film et qui fait de la très étrange première image de la baie des anges une image de fin) mais le jeu en vaut toujours la chandelle...

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