La mélancolie est une affaire de travelling
Les parapluies de Cherbourg (1963) de Jacques Demy avec Catherine Deneuve, Anne Vernon, Nino Castelnuevo, Marc Michel
Autant vous prévenir tout de suite, je renonce à vous livrer une analyse clé en main de ce film, l'un des plus beaux que le cinéma français ait jamais produit et qui me laisse pantois à chaque redécouverte (je commence à l'avoir vu un certain nombre de fois mais je ne m'en lasse jamais, bien au contraire !).
Je vous propose donc une simple suite d'impressions sommaires liées à quelques images d'une oeuvre absolument parfaite, sachant concilier sans le moindre compromis une intrigue de roman-photo mélodramatique et les flux passionnels de l'opéra au cœur d'une mise en scène admirablement composée.
Quand je pense aux Parapluies de Cherbourg, ce sont les magnifiques travellings qui le structurent qui me viennent immédiatement à l'esprit. Il faudrait alors chercher l'originalité, partir d'une scène peu connue ou banale pour trouver un fil conducteur à une analyse qui permettrait de dépasser la compilation des idées reçues et adoptées sur le film (son caractère « en-chanté », ses allures de « bonbon amer »...).
Mais je ne le ferai pas puisque je vous propose de regarder quelques images de la séquence la plus fameuse du film, à savoir celle de la séparation à la gare de Cherbourg. Deux travellings arrière suffisent à exprimer de manière lumineuse le génie de Demy, la quintessence de son art.
Quelques instants auparavant, l'un des plus beaux travelling de l'histoire du cinéma (parce que les acteurs sont placés sur le chariot du travelling et semblent flotter au-dessus du pavé) avait accompagné Guy et Geneviève vers leur première nuit d'amour. A ce mouvement incroyablement irréaliste et gracieux (le couple est, littéralement, sur son petit nuage) répond une sidérante ellipse où le temps de quatre plans, Demy fait le trajet en sens inverse et récupère Geneviève en train de pleurer sur les genoux de sa mère (l'ambiguïté de ces larmes est magnifique puisque la jeune fille pleure à la fois le départ de l'être cher mais également son « passage à l'acte » qui fait d'elle une femme tout en marquant la fin de l'insouciance).
Comme la plupart des films de Demy, Les parapluies de Cherbourg est construit selon un principe de « miroir » et de rimes visuelles. Ce que l'instant a fait de plus beau (ce travelling en apesanteur qui scelle le destin des amants), le temps le défait cruellement (cet enchaînement de plans saccadés).
Nous voilà donc au café de la gare. Geneviève est en larmes tandis que Guy lui demande de ne pas le regarder partir. Débute alors un lent travelling arrière qui éloigne visuellement les amants. Nous ne parlons pas de psychologie mais d'esthétique : les amants sont placés à chaque bord du cadre et à mesure que celui-ci s'élargit, ils s'éloignent l'un de l'autre. C'est bel et bien la caméra qui les sépare.
Idem sur le quai de la gare : Guy saute dans le train qui démarre, Geneviève le regarde s'éloigner.
La caméra effectue un nouveau travelling arrière qui creuse la distance entre le jeune appelé et son aimée. Mais Demy prend bien soin de ne pas adopter le point de vue de Guy : la caméra n'est pas dans le train et elle termine son mouvement par un recadrage sur la pancarte « Cherbourg ». C'est moins un sentiment « psychologique » que le cinéaste cherche à saisir (en gros, la douleur de la séparation) qu'un sentiment plus diffus de fuite d'un temps révolu.
Chez Demy, le travelling est une affaire de mélancolie. C'est la visualisation immédiate d'une perte, d'un paradis perdu. Le présent se charge d'emblée de cette épaisseur que lui confère ce sentiment d'inéluctabilité.
Inutile ensuite de jouer sur la parole (qui est d'ailleurs ici sublimée par le chant : ce chant qui a toujours fait se gausser les imbéciles mais qui confère aux films de Demy leur cachet d'éternité tant cette stylisation est identique, même si c'est d'une autre manière, à ce que les plus grands cinéastes ont fait avec la voix, que ce soit Bresson ou Rohmer) : une image toute simple suffit à bouleverser. C'est ce magnifique plan où Guy revoit la table de café, alors inoccupée, et qui renvoie à la scène de séparation.
Dans le même genre d'idée, il faudrait citer ce moment où Roland Cassard (Marc Michel) évoque ses amours malheureuses avec Lola (toujours ce système de rimes et de personnages dont les aventures se déclinent de la même manière). Un mauvais cinéaste aurait choisi de montrer un extrait du film en guise de flash-back. Demy se contente d'un travelling circulaire (en couleurs) autour du fameux passage Pommeraye vide. Ca dure quelques secondes et il ne faut pas plus pour dire l'amertume du temps qui passe et des rencontres qui n'auront plus lieu.
Comme je le suggérais en commentaire, il n'est jamais question de nostalgie chez Demy. Il ne s'agit pas de s'apitoyer sur un bon vieux temps forcément meilleur que le présent. Au contraire, les personnages poursuivent, malgré les coups durs, leur quête du bonheur : Guy épouse la dévouée Madeleine et Geneviève n'est pas trop mal tombé avec le sympathique Cassard. Pas de nostalgie, donc ; mais une profonde mélancolie en ce sens que les choses auraient pu être différentes.
C'est l'image de ce dernier face-à-face, celle de deux cœurs en hiver qui ont suivi des routes parallèles alors qu'elles auraient pu se rejoindre. Ce sentiment, il imprègne entièrement le cinéma de Demy, même pendant ses moments les plus beaux, les plus euphorisants. Tout simplement parce qu'on sent constamment ce mouvement qui éloigne déjà les personnages, les jette sur leurs chemins respectifs.
Les magnifiques travellings qui constituent l'armature des Parapluies de Cherbourg ne disent pas autre chose. Et c'est sans doute pour cette raison qu'ils n'ont pas fini de nous bouleverser...