Le chant du cygne
My fair lady (1964) de George Cukor avec Audrey Hepburn, Rex Harrisson
Fin des années 50, le système des studios structurant l'organisation du cinéma hollywoodien est en crise. Le cinéma est désormais concurrencé sur son propre terrain par la télévision dont le succès devient chaque jour plus foudroyant. C'est le moment où les genres commencent à décliner pour ne plus jamais renaître si ce n'est sous des formes retravaillées (le maniérisme) ou de prototypes (bienheureusement, il existe encore quelques westerns et quelques comédies musicales).
Les années 60 marquent une période de transition. Pour tenter de contrer l'offensive télévisuelle, les producteurs tentent le tout pour le tout : superproductions luxueuses, Cinémascope et écrans larges (pour rester dans la comédie musicale, West side story est tourné en 70mm) et débauche de moyens (décors, costumes...)
My fair lady est sans doute l'un des exemples les plus caractéristiques de ce chant du cygne du genre puisqu'il se présente à la fois comme son apothéose (huit oscars, une vedette au sommet de sa gloire et de sa beauté -la divine Audrey- et un désir manifeste de ravir l'œil à chaque instant : ampleur des décors, beauté et extravagance des costumes...) tout en apparaissant aujourd'hui comme un film « malade » (je l'aime beaucoup mais ce n'est certainement pas, comme le prétend la jaquette du DVD, « la plus grande comédie musicale de toute l'histoire du cinéma » : le film est trop long (2h45) et les morceaux musicaux sont moins entraînants que ceux filmés par Minnelli ou Donen, faute de danse).
Si j'ai néanmoins pris beaucoup de plaisir à la revoyure de ce film, c'est pour deux raisons primordiales : George Cukor et George Bernard Shaw (je sais, je devrais ajouter Audrey Hepburn mais c'est tellement évident que je l'écarte provisoirement).
Avant d'être une comédie musicale, My fair lady est d'abord un film de Cukor et l'un des plus caractéristiques de sa thématique, à savoir la « mise en scène » de la femme sur la scène du monde (Cf. son magnifique et désabusé Une étoile est née). Chez Cukor, la femme a toujours deux visages (c'est d'ailleurs le titre d'un de ses films) et elle s'épanouit toujours grâce au regard d'un « metteur en scène » qui révèle sa véritable personnalité. En adaptant à l'écran le Pygmalion de Shaw, le cinéaste livre peut-être son film le plus « théorique » (encore !) : grâce au professeur Higgins (l'excellent Rex Harrison) et à ses cours, la petite fleuriste Eliza va pouvoir passer du statut de souillon à celui de princesse (il n'y avait qu'Audrey Hepburn pour être aussi crédible dans un rôle que dans l'autre : qu'elle ait la gouaille ravageuse de la fille du ruisseau ou l'élégance mélancolique de la princesse, elle est tout bonnement merveilleuse).
La mise en scène traduit parfaitement l'évolution de cette ascension sociale et les conflits de classes (remarquez comme le professeur Higgins est souvent filmé en contre-plongée, en haut des escaliers alors que sa créature (ou son père) reste en bas de l'échelle. Idem pour le soir du triomphe lorsque Eliza a réussi à duper la cour : Cukor prend bien soin d'isoler dans le cadre son actrice alors que le groupe se réjouit et qu'Higgins s'attire tous les compliments et les regards).
L'une des séquences les plus emblématiques du film reste celle de la course de chevaux à Ascot. D'une part, parce qu'elle traduit assez bien le caractère un peu « lourd », un peu « maladif » du film (la scène d'ouverture n'est en fait rien d'autre qu'un défilé de mode que la musique permet d'étirer plus que de rigueur), d'autre part, parce qu'elle prouve aussi la suprême ironie de Cukor. La chorégraphie qu'il filme transforme la foule en un paquet d'automates effectuant des gestes saccadés et totalement vides. La (haute) société n'est qu'un univers creux d'apparences et de conventions. Par un simple travail sur le langage, Higgins apprend à Eliza a adopter ces conventions ridicules, même si elle devient une « autre » (comme Sylvia Scarlett qui se transformait en homme). Par le regard de l'homme, la femme s'épanouit sur la scène d'un monde qui n'est que Spectacle.
Cette dimension très ironique, que je n'avais pas perçu à un tel degré la première fois que j'ai vu le film (j'étais jeune !) vient directement de l'excellent G.B. Shaw. Maintenant que je connais certaines de ses pièces, j'ai été frappé de voir comment Cukor a su parfaitement retraduire l'esprit féroce du dramaturge.
Cet esprit s'incarne parfaitement dans le personnage fort drôle du père d'Eliza. Lorsque celui-ci débarque chez Higgins pour réclamer de l'argent pour sa fille, on croit que le cinéaste va fustiger l'attitude de ce père indigne. Or la tirade de celui-ci, où il explique franchement qu'il va profiter de l'argent pour boire et faire la nouba est tout simplement délicieux car il met à mal l'esprit bien-pensant petit-bourgeois qui consiste à n'offrir la charité qu'aux seuls individus « tempérants » et vertueux (pourquoi donner à une veuve bigote sans besoin plutôt qu'à un soiffard ?)
Ce petit passage est une merveille de charge anti-hypocrites et bien-pensants qui réjouit parce qu'elle n'a jamais été autant d'actualité. En plus, Higgins a le bon goût de qualifier le père de « plus grand moraliste » d'Angleterre ; histoire de bien insister sur la facticité totale des conventions et rapports sociaux !
Grâce à l'ironie de Shaw et l'élégance de Cukor, My fair lady séduit encore beaucoup malgré ses quelques défauts. Après ce film, il y aura encore quelques tentatives dans le genre puis Bob Fosse arrivera.
La comédie musicale n'aura alors plus jamais le même visage...