L'artiste et la cité
Le joueur de flûte (1971) de Jacques Demy avec Donovan, John Hurt, Donald Pleasance
Après la parfaite réussite de Peau d'âne, Demy renoue avec le conte en adaptant Le joueur de flûte, légende traditionnelle allemande popularisée dans les pays anglo-saxons par le poète Robert Browning. Mais les apparences sont trompeuses : à la féerie enchanteresse de Peau d'âne succède un film étonnamment sombre, jouant davantage sur la reconstitution « réaliste » du Moyen Age (reconstitué à la manière des miniatures d'époque) que sur les éléments merveilleux.
Jean-Marc Lalanne soulignait assez justement (du temps où il écrivait pour les Cahiers) que ce Joueur de flûte contient l'une des scènes les plus emblématiques de tout le cinéma de Demy. Il s'agit de la cérémonie de mariage et du moment où l'immense gâteau (en forme de cathédrale) est apporté aux (très) jeunes époux. Au moment de la découpe, des rats s'échappent soudain dudit gâteau et envahissent la salle sous les cris des convives (nous sommes à l'époque de la grande peste). Tout le cinéma de Demy se trouve résumé dans ce passage : d'un côté, un aspect extérieur coloré et sucré (pour certaines personnes, ses films se résument à de grosses pâtisseries) ; de l'autre, une noirceur qui ne manque pas d'advenir sitôt qu'on gratte un peu la surface des apparences.
Dans le joueur de flûte, c'est véritablement tout le vernis de protection qui s'effondre et il ne reste plus guère qu'une vision extrêmement noire du monde des hommes.
Pour ceux qui ne connaissent pas la teneur du conte, il suffit de savoir qu'un mariage d'intérêt va avoir lieu entre un fils de baron et la fille (à peine adolescente) du bourgmestre. Etouffée par un pouvoir politique corrompu et l'emprise odieuse du clergé, la ville est menacée par une invasion de rats, annonciateur de l'arrivée de la peste ; et ce, malgré les mises en garde de l'alchimiste et scientifique Mélius. Un joueur de flûte de passage dans la région parviendra à débarrasser la ville de ses rats mais sera trahi par les notables de la ville...
Comme le soulignait un de mes très pertinents commentateurs, les grands chefs-d'œuvre de Demy reposent sur un sens inouï de l'équilibre entre un certain pessimisme, une vraie mélancolie et une volonté de sublimer le réel par l'Art, l'imagination et le bonheur à tout prix.
Force est de constater que dans Le joueur de flûte, cet équilibre est moins évident et le film un peu plus bancal.
Son principal défaut, c'est de vouloir se servir du conte pour dénoncer ce que le cinéaste appelle « des réalités politiques adultes ». Demy veut mettre un peu trop de choses dans son film et dénoncer dans un même mouvement le fanatisme religieux (exclusivement catholique), la corruption politique et le militarisme, les persécutions antisémites et même la condition de la femme (lors de la scène du mariage où le futur marié se conduit comme un odieux beauf sexiste). Pourquoi pas ? (je vous rassure, ce n'est pas encore demain que je vais me mettre à défendre les ratichons et la saloperie galonnée !) Mais encore faut-il le faire avec une certaine finesse. Or certains passages du film sont vraiment trop caricaturaux pour vraiment séduire et tombent à l'eau.
Ces réserves énoncées, le joueur de flûte reste un joli film, notamment grâce à quelques agréables morceaux folks composés et interprétés par Donovan, la qualité de la direction artistique globale du projet (superbe photographie de Peter Suschitzky, plus connu pour sa fructueuse collaboration avec David Cronenberg) et deux ou trois scènes magnifiques (outre celle du mariage déjà citée, il est difficile d'oublier le moment où le jeune joueur de flûte envoûte les rats puis les enfants de la ville). Si la mise en scène ne possède pas totalement la grâce des grandes réussites du cinéaste, on note néanmoins un travail assez impressionnant sur les plans-séquences et la rigueur d'un artiste qui maîtrise parfaitement ses moyens.
Et puis, grand thème du cinéaste, cette idée que l'Art est désormais le seul refuge contre la folie du monde et ses horreurs. Sur fond de guerre et d'intolérance religieuse, cette idée paraît un peu naïve (surtout avec ce joueur de flûte médiéval qui a tout du hippie 70') mais elle est traitée de façon plutôt originale (par le biais du conte et de ce très joli final).
Ce n'est pas le plus grand film de Demy mais malgré ses défauts, le joueur de flûte reste une œuvre attachante et très agréable.